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Bonnes feuilles : « La République raciale, une histoire. 1860-1940 »

vendredi 17 décembre 2021, par Theconversation

Une carte de 1851 représente les « 5 races » de l’humanité d’après Blumenbach (1779). In zehn Abtheilungen. F. A. Brockhaus, Leipzig 1849–1851. Henry Winkles ; Johann Georg Heck/Wikimedia

Carole Renaud-Paligot, Université Bourgogne Franche-Comté (UBFC)

Les notions de race et les débats qu’elle suscite doivent être compris sur le temps long, en particulier au XIXe siècle. Issue des sciences naturelles, la race a été au cœur d’une nouvelle science, l’anthropologie, qui s’est inscrite dans l’idéologie et dans les réseaux de la IIIe République, et qui a nourri les imaginaires et justifié la rhétorique comme les pratiques républicaines, notamment coloniales. L’historienne Carole Renaud-Paligot publie « La République raciale, une histoire. 1860-1940 » aux éditions PUF. Extraits choisis.


Parce que la « race » a envahi l’espace public suscitant anachronismes et polémiques, il apparaît plus urgent que jamais d’en faire l’histoire afin de sortir des enjeux mémoriels.

La race n’a pas une histoire mais des histoires qui ne prennent sens que dans des contextes spécifiques, à des moments spécifiques de l’histoire des sociétés. La notion est si polysémique qu’elle impose une historicisation rigoureuse, qu’elle nécessite l’immersion dans un large corpus et qu’elle oblige à cerner au plus près les définitions qu’on lui a alors données. Cette étude se centre sur un épisode, celui du temps où la race existait, lorsqu’elle est devenue une notion scientifique définie et utilisée par des savants pour lire la diversité humaine, une notion placée au centre d’une nouvelle science, l’anthropologie, qui a pour objectif l’« étude scientifique des races humaines ».

[Cette] notion scientifique et les débats qu’elle a suscités [s’insère] dans un domaine déjà bien investi durant ces dernières décennies, et nous tenterons de rendre à chacun son apport, mais il aborde aussi l’histoire sociale d’une communauté scientifique, de ses institutions, de ses acteurs. Cependant, nous n’avons pas ici à faire à une notion qui aurait vécu son temps de gloire durant quelques décennies avant de disparaître de la science, balayée par de nouvelles découvertes scientifiques.

De lourdes conséquences éthiques

Très tôt, la race circule au sein d’autres champs intellectuels, elle fait l’objet d’appropriations, d’usages scientifiques et politiques aux lourdes conséquences éthiques. Sa circulation au sein d’autres champs savants nous révèle sa capacité à répondre à des enjeux scientifiques et politiques qui dépassent de loin son objectif initial, celui d’ordonner et de classer la diversité humaine. Sa pénétration dans une pluralité d’espaces intellectuels et sa diffusion dans l’espace public attestent de l’existence d’une véritable culture raciale qui a imprégné la société française de la seconde moitié du XIXe siècle et du premier XXe siècle.

Cette histoire est aussi l’histoire de la réception d’une notion dans d’autres espaces savants mais aussi politiques. C’est donc aussi une histoire républicaine, l’histoire de la IIIe République et de ses combats, parce que cette science s’est inscrite dans l’idéologie et dans les réseaux républicains, parce qu’elle a nourri les imaginaires et justifié la rhétorique comme les pratiques républicaines.

Multiplicité des usages politiques

La race s’est inscrite dans la république sans pour autant s’y réduire. En effet, le changement d’échelle et la sortie du cadre hexagonal ont montré que le paradigme racial n’a pas été exclusivement républicain. Mon ouvrage précédent, De l’identité nationale. Science, race et politique (PUF 2011) a révèlé la construction transnationale de cette science et la multiplicité de ses usages politiques. C’est bien cette capacité à répondre aux différents enjeux politiques qui lui a assuré un succès dans des États aussi divers que la France laïque et républicaine, les monarchies constitutionnelles, la Russie tsariste puis communiste ou encore la Turquie kémaliste.

Dans un contexte marqué par les fortes rivalités entre nations, l’anthropologie raciale a su contribuer à la grande quête des origines et à l’affirmation des identités nationales qui traversaient alors les sociétés européennes, des vieilles aux jeunes nations, des empires multiculturels aux nationalités en éveil. La science des races a prospéré au sein de la plupart des nations et de leurs extensions coloniales […] en l’occurrence sa capacité à justifier des pratiques ségrégationnistes dans le domaine scolaire, infléchissant durablement les ambitions de la mission civilisatrice.

Le temps de la classification et à la domination

Lorsque la race naît comme catégorie servant à appréhender la diversité humaine, le temps est alors à la classification. Aux XVIIe et XVIIIIe siècles, les savants ambitionnent d’ordonner le monde, les espèces végétales sont répertoriées, identifiées, nommées. Les végétaux, les animaux puis très vite l’homme sont l’objet de cette large entreprise classificatoire. Mais le temps est aussi à la domination. Un vaste mouvement de colonisation s’est engagé à la fin du XVe siècle, impliquant des nations européennes et mettant en œuvre un système, l’esclavagisme, qui s’empare d’êtres humains pour les déporter et les faire travailler dans une unité économique, celle de la plantation. Dès lors, durant ces siècles d’exploitation extrême, des représentations dépréciatives éclipsent peu à peu les autres et s’installent durablement, des représentations qui justifient l’injustifiable : en animalisant et en infériorisant certaines populations, elles contribuent à apaiser les consciences de ceux qui agissent sans respecter l’éthique chrétienne mais aussi de ceux qui se taisent. […]

Lorsque la notion de race humaine fait son apparition dans le champ naturaliste, elle circule aussitôt dans d’autres espaces intellectuels et fait l’objet d’appropriation par des historiens, des philosophes, des écrivains, des publicistes. La race devient alors un outil pour décrire la diversité humaine, pour expliquer les spécificités sociales et culturelles des nations, pour justifier la suprématie de certaines d’entre elles. Dès les années 1820-1830, elle fait l’objet d’un double usage politique : un usage interne et social, la bourgeoise revendique des origines gauloises pour mieux s’opposer à la noblesse qui affirme des origines germanique, puis très vite un usage externe nationaliste, dans un contexte de rivalités entre les nations impériales, les origines raciales commencent à être brandies pour assurer leur suprématie […].

La « science des races »

Mais ce temps est aussi celui de l’essor des sciences et de leur institutionnalisation. Autour de Paul Boca, se constitue la nouvelle « science des races », une science avantgardiste, qui crée des outils de mensurations afin d’engager une anthropométrie rigoureuse et une utilisation statistique des mesures des corps. Dans un contexte où la domination coloniale perpétue la dévalorisation des cultures dominées, l’entreprise classificatoire tourne à la hiérarchisation. Darwinisme social et spencérisme rencontrent un large écho dans la société française y compris dans ses franges républicaines. La compétition entre les races, le principe de la sélection naturelle renforcent les visions hiérarchisantes et inégalitaires.

L’anthropologue Paul Broca a postulé une relation entre l’anatomie du crâne et l’intelligence. Il a entrepris de comparer les capacités crâniennes des peuples dits primitifs, supposés inférieurs en intelligence, et celles des peuples réputés supérieurs. Wellcome Library/Wikimedia

Les anthropologistes publient des ouvrages, créent des collections, vulgarisent leur science et prennent ainsi place au sein du paysage intellectuel français. Ils forment une communauté disciplinaire, un groupe social spécifique, dont les origines sociales, les formations, les carrières sont relativement homogènes ; en se référant aux mêmes valeurs, aux mêmes théories, aux mêmes techniques, ils donnent naissance à un paradigme scientifique qui fait autorité à l’époque.

Le paradigme racial se construit en parfaite cohérence avec l’idéologie républicaine des débuts de la IIIe République. La reconstitution des itinéraires scientifiques et politiques de ces hommes de science atteste de leur inscription dans les réseaux politiques de la IIIe République et met au jour les soutiens que ces liens ont permis. Ce paradigme racial républicain distille ses maximes au sein de la société française fin de siècle, des revues de vulgarisations scientifiques jusqu’aux manuels scolaires.

Le « chaînon manquant »

Si l’institutionnalisation de cette science a été rapide, c’est parce que la science des races a su répondre aux enjeux scientifiques et politiques de son époque. La notion de race humaine a ainsi participé aux débats scientifiques sur les origines de l’homme dans une France en voie de sécularisation : science et politique ont pleinement participé au grand combat de laïcisation de la société française. Les « races inférieures » sont devenues le « chaînon manquant » qui a conforté les théories transformistes et évolutionnistes remettant en question les origines divines de l’homme mais aussi la place de la religion chrétienne dans la société française. En cette fin de siècle, le temps est aussi à la rivalité entre les nations. La suprématie de la France est remise en cause par les deux autres sociétés impériales rivales, la Grande-Bretagne et l’Allemagne. La question des origines des nations vient conforter les orgueils nationaux et le roman national intègre les apports de l’anthropolgie raciale. Les Français du XIXe siècle sont bien les descendants des valeureux et brillants Gaulois. L’anthropologie participe aux côtés de l’histoire et de la philosophie à l’éthnogénèse (formation d’un peuple) de la nation française.

Relecture de « race et histoire » de Lévi-Strauss, par Pierre Bourdieu.

La raciologie fin de siècle n’a pas seulement contribué à l’entreprise classificatoire. En attribuant aux races des caractéristiques physiques mais aussi intellectuelles, psychologiques, morales, elle a nourri une psychologie des peuples hiérarchisantes et essentialisantes dont le succès s’avérera durable.

Cependant, le champ scientifique est en pleine mutation à la fin du XIXe siècle. L’autonomisation de certaines disciplines, l’émergence des « sciences sociales » donnent naissance à de nouvelles exigences scientifiques.

La psychologie des peuples prospère plus que jamais sur les bancs de l’université, attribuant aux populations des caractéristiques psychologiques et intellectuelles guère nouvelles, tout en traduisant les nouveaux enjeux géopolitiques des années 1930, en l’occurrence la menace que constitue le « réveil » des peuples de couleur.

La psychologie raciale trouve également un terrain propice au sein du monde colonial, elle est censée éclairer les politiques coloniales tout comme les politiques de l’immigration en prétendant identifier les immigrés désirés et indésirables sur le territoire métropolitain (chapitre 15).


L’historienne Carole Renaud-Paligot publie « La République raciale, une histoire. 1860-1940 » aux éditions PUF.< !—> The Conversationhttp://theconversation.com/republishing-guidelines —>

Carole Renaud-Paligot, Historienne, Université Bourgogne Franche-Comté (UBFC)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.