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Publi article : les piliers de la société inclusive, Charles Gardou

mercredi 20 juillet 2022, par phil

Il ne suffit pas, nous le savons, de vivre sur un même territoire pour appartenir à sa communauté, encore faut-il pouvoir en partager le patrimoine éducatif, professionnel, culturel, artistique, communicationnel. Des étrangers, des populations isolées ou nomades, des minorités linguistiques ou culturelles et des membres de bien d’autres groupes défavorisés ou marginalisés ne bénéficient pas pleinement de ce droit. C’est aussi le cas de la plupart des personnes en situation de handicap, auxquelles nous nous intéressons ici prioritairement.


L’impact du handicap, qui affecte durement une grande partie de l’humanité, est généralement minoré dans l’évaluation des privations et autres formes d’injustice ou d’aliénation. Un certain évitement est la règle. Globalement inaperçue et délaissée, la minorité numérique universelle de ceux qui vivent avec un corps ou un esprit rétif, se trouve pourtant en état d’urgence. Ni le système actuel des Droits de l’homme, censé protéger et promouvoir leurs droits, ni les normes et mécanismes en vigueur ne parviennent à leur fournir une protection adéquate. Malgré divers textes, règles et engagements nationaux ou internationaux, ils continuent, à des degrés divers, à faire l’objet de violations de leurs droits dans toutes les parties du monde. Ils sont exposés à de multiples discriminations, à des défauts de soin, des abandons et des maltraitances. C’est ce que révèle le premier rapport mondial sur le handicap4. Venant combler une carence de systèmes d’information et d’indicateurs sanitaires ou sociaux, ce rapport, publié en juin 2011, indique que, sur une population mondiale de 7 milliards, plus d’un milliard est en situation de handicap. Si l’on inclut les membres de leur famille -parents, fratries, conjoints- quotidiennement impliqués, plus d’un tiers des habitants de la planète se trouve donc concerné de façon directe ou indirecte. Selon les données de ce même rapport, la plupart des personnes en situation de handicap rencontrent des obstacles à tout moment de leur existence et une sur cinq connaît de très graves difficultés dans la vie quotidienne. Les chances restreintes de scolarisation compromettent leur devenir professionnel, aussi vivent-elles massivement en-deçà du seuil de la pauvreté, prisonnières du cercle vicieux handicap-pauvreté- maltraitance-discrimination. La Convention Internationale des Nations- Unies relative aux droits des personnes handicapées, premier instrument international juridiquement contraignant, adoptée en 2006 par l’Assemblée Générale des Nations Unies5, ambitionne de remédier à ces privations de patrimoine humain et social. Michel Foucault, qui a mis au jour les variations, au fil du temps, des mécanismes et modalités d’exclusion6, a magistralement montré que, de l’école au bureau, de l’hôpital à la prison, des micro-pouvoirs instituent des régimes de vérité qui donnent à voir des conceptions et pratiques, récentes ou plus anciennes, comme immuables. A l’origine des phénomènes d’exclusion, ces micro-pouvoirs entravent l’accès au patrimoine commun, par définition ouvert à tous, sans passe-droits catégoriels et sans interdits. Car, en effet, une société n’est pas un club dont des membres pourraient accaparer l’héritage social à leur profit pour en jouir de façon exclusive et justifier, afin de le maintenir, un ordre qu’ils définiraient eux-mêmes. Une société n’est non plus un cercle réservé à certains affiliés, qui percevraient des subsides attachés à une « normalité » conçue comme souveraine. Une société n’est pas davantage un cénacle où les uns pourraient stipuler à d’autres, venus au monde mais empêchés d’en faire pleinement partie : « Vous auriez les mêmes droits si vous étiez comme nous ». Il n’y a pas de carte de membre à acquérir, ni droit d’entrée à acquitter. Ni débiteurs, ni créanciers autorisés à mettre les plus vulnérables en coupe réglée. Ni maîtres ni esclaves. Ni centre ni périphérie. Chacun est héritier de ce que la société a de meilleur et de plus noble. Personne n’a l’apanage de prêter, de donner ou de refuser ce qui appartient à tous. Notre héritage social vertical, légué par nos devanciers, et notre héritage horizontal, issu de notre temps, composent un patrimoine indivis. Chaque citoyen a un droit égal à bénéficier de l’ensemble des biens sociaux, qui se définissent par leur communalité7 : la ville, les transports, les espaces citoyens, les salles de cinéma, les bibliothèques, les structures de sport et de loisirs, etc. Nos savoirs, notre culture, nos ressources artistiques font partie de ce capital collectif tramé de fils de couleurs multiples et indémêlables. Aucune part ne peut être l’exclusive de « majoritaires », que la naissance ou le cours de la vie ont préservés du handicap, au détriment de « minoritaires », dont la destinée serait de ne recueillir que des miettes. De la petite enfance jusqu’au grand âge, les exemples abondent pourtant de faveurs manifestes consenties aux premiers, sans être reconnues comme telles. Des comportements, discours, pratiques et institutions restent marquées par une culture de l’entre-soi. Comment désarçonner chez l’Homme qui, dès le début de son existence et pour des raisons de nécessité fut un prédateur, sa propension à instituer la relation à l’autre sur le mode de la domination ? Son inclination à désirer l’exclusivité, malgré sa dépendance originelle ? Georges Bataille et Maurice Blanchot, entre autres, ont décrit, sans artificiellement les nier, cette violence et cette tendance à la prédation qui habitent l’être humain et les sociétés. L’iniquité du partage patrimonial en représente une forme. L’idée de société inclusive tourne le dos à toute forme de captation, qui accroît de fait le nombre de personnes empêchées8 de bénéficier, sur la base d’une égalité avec les autres, des moyens d’apprendre, de communiquer, de se cultiver, de travailler, de créer et de faire œuvre. Elle va à l’encontre de la dérive amenant à donner davantage aux déjà-possédants et des parts réduites à ceux qui, ayant le moins, nécessiteraient le soutien le plus affirmé. Elle remet en question les mécanismes par lesquels les premiers augmentent leur avantage sur les seconds, en réalisant des plus-values et en capitalisant les conforts. C’est ce processus des avantages cumulés que Robert K. Merton, fondateur de la sociologie des sciences, a appelé l’effet Matthieu9, en référence à une phrase du Nouveau Testament : « A celui qui a, il sera beaucoup donné et il vivra dans l’abondance, mais à celui qui n’a rien, il sera tout pris, même ce qu’il possédait ». Précisons toutefois que l’évangéliste Matthieu plaçait ces paroles dans la bouche d’un homme riche auquel, plus loin, il promettait l’enfer. En serait-on resté à la justice distributive, fondamentalement inégalitaire, que défendait Aristote ? « Si les personnes ne sont pas égales, avançait-il dans l’Ethique à Nicomaque, elles n’obtiendront pas, dans la façon dont elles sont traitées, l’égalité »10. A ses yeux, les êtres humains, n’étant pas dotés des mêmes qualités d’âme, de la même vertu éthique, du même mérite, se trouvaient naturellement hiérarchisées : certains, supérieurs par nature, étaient destinés à commander ; d’autres, inférieurs, faits pour obéir. Il tenait seuls pour égaux les citoyens possédant le même degré de mérite, d’où l’expression : l’égalité aux égaux. Avant lui, Platon pensait aussi que la vraie et parfaite égalité est « celle qui donne plus à celui qui est le plus grand, moins à celui qui est moindre, à l’un et à l’autre dans la mesure de sa nature ; proportionnant ainsi les honneurs au mérite, elle donne les plus grands à ceux qui ont le plus de vertu, les moindres à ceux qui ont le moins de vertu et d’éducation, et à tous selon la raison.

 L’UN DE CES PILIERS/AXIOMES INVITE A DISTINGUER LE « VIVRE » ET L’« EXISTER ». JE L’EXPRIME AINSI : VIVRE SANS EXISTER EST LA PLUS CRUELLE DES EXCLUSIONS. Une société inclusive ne défend pas seulement le droit de vivre mais celui d’exister. Le vivre, que nous partageons avec tous les organismes vivants, renvoie à nos besoins biologiques. L’exister spécifie les hommes, marqués par leur inachèvement natif et leur nature sociale. Il se situe sue le versant de l’esprit et de la psyché ; des relations à soi, aux autres, au temps et à son destin ; du besoin de reconnaissance par les proches, les amis, les réseaux professionnels ou sociaux ; de la dépendance des solidarités humaines ; de la possibilité de devenir membre d’un groupe et de s’impliquer dans sa société d’appartenance. Victor Hugo le formulait ainsi : « C’est par le réel qu’on vit ; c’est par l’idéal qu’on existe. Les animaux vivent, l’homme existe ».
Il n’est pas assez pour les humains de naître physiquement et de vivre, tant s’en faut. Soignés par tous, ils peuvent mourir de n’exister pour personne. Le handicap met en
relief ce caractère toujours problématique de l’accès à l’existence, soumise à maints empêchements.
Des réponses attentives aux besoins biologiques d’autoconservation ne garantissent pas à elles seules la possibilité d’exister. Le soin, dans sa dimension thérapeutique et curative (cure), ne suffit pas, elles
du care et la sollicitude qui l’accompagne.
Le sentiment d’exister repose sur l’expression et la prise en compte des désirs, qui ne sont pas un luxe réservé à ceux qui n’auraient pas de besoins « spéciaux ». Ils ne sont pas leur privilège exclusif, interdit à ceux qui nécessitent des soutiens et des compensations. Or, ces derniers se voient trop souvent cantonnés à leurs besoins particuliers, selon l’expression consacrée. Seulement des nécessiteux, assimilés à leurs servitudes. Leurs désirs seraient superflus, voire incongrus. Leurs besoins sont satisfaits, n’est- ce pas suffisant ? On tend à négliger ce qui fait d’eux des êtres existant, sentant, pensant, dans des flux de désir, de projet, de passion et de volonté : leurs goûts et opinions, leurs aspirations et peurs, leurs élans vitaux et accablements ; leurs idéaux et rêves, si contraints, si gardés au secret qu’ils finissent par se perdre. Si une personne en situation de handicap nécessite, par exemple, un accompagnement pour remédier à ses difficultés, elle souhaite avoir son mot à dire sur le choix de son accompagnant : cela relève de son désir non de son besoin.
 UN AUTRE PILIER/AXIOME APPELLE A REMETTRE EN CAUSE LA HIERARCHISATION DES VIES. JE L’ENONCE DE CETTE MANIERE : IL N’Y A NI VIE MINUSCULE NI VIE MAJUSCULE. Car il n’y a pas plusieurs humanités : l’une forte, l’autre faible ;
l’une à l’endroit, l’autre à l’envers ; l’une éminente, l’autre insignifiante, infra- humanisée. Mais une seule, dépositaire d’une condition universelle, entre un plus et un moins, un meilleur et un pire. Entre fortune et revers, résistance et fléchissement. Entre l’infime et l’infini, disait Pascal, cette figure du Grand Siècle, que l’on l’imagine sûr de lui, fort mais qui était en réalité un être fragile, souffreteux, mort à 39 ans. La roche Tarpéienne, dit-on, est proche du Capitole. Le « peu » et le « moins » n’équivalent pas à une absence de grandeur. Les vies sont par nature ambiguës. Leur stratification ne tient pas, pas plus que celle entre les cultures. Claude Lévi- Strauss l’avait déjà si bien montré, il y a près de 60 ans, avec Tristes Tropiques, qualifié par Pierre Nora de moment de la conscience occidentale. La gageure d’une société inclusive est de réunifier les univers sociaux hiérarchisés pour forger un « nous », un répertoire commun.
 LE 3EME PILIER/AXIOME INDUIT UN QUESTIONNEMENT SUR LA NOTION D’EQUITE ET DE LIBERTE. JE LE TRADUIS AINSI : UNE SOCIETE HUMAINE N’EST RIEN SANS DES CONDITIONS D’EQUITE ET DE LIBERTE. Il renvoie à la problématique de la refondation de la justice sociale, de l’égalité formelle et de l’égalité réelle, des conditions de l’exercice effectif de la liberté et d’équité. Le principe d’équité, au caractère subjectif, n’est pas synonyme de celui d’égalité, objectivement évaluable car le plus souvent énoncé dans le droit positif, amplement débattu, affirmé par la doctrine et consacré par la jurisprudence. Il consiste à agir de façon modulée, selon les besoins singuliers, pour pallier les inégalités de nature ou de situation. Les êtres humains ne sont pas des copies conformes à un modèle unique,
reproduits en millions d’exemplaires interchangeables. Leur égalité qualitative n’induit pas la similarité de ce qu’ils sont et de ce qu’ils vivent. En situation de handicap ou non, chacun d’eux a le droit inconditionnel à être singulier et à réaliser sa singularité. Celle- ci n’autorise aucun traitement inégalitaire.
Si des situations identiques appellent des réponses identiques, les citoyens les moins « armés » et les plus précarisés légitiment des réponses spécifiques. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen confie d’ailleurs au législateur le soin d’identifier, dans l’intérêt supérieur, les différences à reconnaître ou à ignorer, précisant que « les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune »3. Pour peu qu’elles soient justes et bénéfiques, tant pour la personne que pour la collectivité, ces distinctions préviennent les risques d’indifférenciation et de nivellement de l’action sociale, susceptible d’amplifier les inégalités, au nom d’une idéologie égalitariste. Elles préviennent l’altération du principe d’égalité. La négation des singularités, attachées à l’âge, au sexe, aux aptitudes, aux inclinations, aux origines, au milieu et aux circonstances de vie, au fonctionnement inégal de notre corps et de notre esprit, entrave la justice, conçue en termes d’exigences d’équité. Le handicap exige d’accommoder les ressources ordinaires en matière de santé, de bien-être, d’éducation, d’acquisition de savoirs ou de compétences, de sécurité économique et sociale. Parce qu’ils permettent d’articuler le singulier et l’universel, le divers et le commun, ces accommodements sont la condition même de l’égalité et de la liberté. Ils permettent de rétablir un continuum dans l’itinéraire de vie : accessibilité, autonomie et citoyenneté ; vie affective, familiale, et sexuelle ; accompagnement de la petite enfance, scolarisation et formation ; activité professionnelle ; art et culture ; sports et loisirs.
 LE 4EME PILIER/AXIOME AMENE A S’INTERROGER SUR LA NORME ET LA CONFORMITE. JE LE FORMULE AINSI : L’EXCLUSIVITE DE LA NORME C’EST PERSONNE, LA DIVERSITE C’EST TOUT LE MONDE. La visée inclusive contrecarre la centrifugeuse culturelle qui renvoie en périphérie ce dont l’existence même déconstruit les modèles et archétypes dominants. Elle remet en cause l’exclusivité des normes, culturellement construites au gré du temps ou des cultures, imposées par ceux qui se conçoivent comme la référence de la conformité, qui aggravent les rapports de domination et multiplient les phénomènes d’exclusion.
Au-delà des institutions politiques, matérielles ou symboliques normatives, dont naturellement toute société procède, elle s’élève contre l’emprise excessive d’une norme qui prescrit, proscrit et asphyxie le singulier. Six siècles avant Kierkegaard [1813-1855], père de la pensée existentielle, qui a consacré la part essentielle de son œuvre à la singularité, Duns Scot, philosophe et théologien écossais à l’origine du concept d’eccéité exprimant le caractère unique d’une personne, avait déjà récusé les approches abstraites et générales
qui négligent l’existence de l’individu réel.

La signification d’une école inclusive se dévoile donc par le plein droit de cité qu’elle offre à la diversité des silhouettes humaines et à leur mode d’accès au monde.

À rebours d’une logique disjonctive, fondée sur une conformité fantasmatique, l’optique inclusive se caractérise par la capacité collective à conjuguer les singularités, sans les essentialiser. Des singularités, parfois désarmantes, en relation avec d’autres singularités, à l’intérieur d’un tout, où chacun a le droit de se différencier, de différer. Et, dans le même temps, d’être, de devenir avec les autres ; d’apporter au bien commun sa biographie originale, faite de ressemblances et de dissemblances, sans être séparé de ses pairs, ni confondu avec eux, ni assimilé par eux.

On peut, disait Aimé Césaire, se perdre « par ségrégation murée dans le particulier ou par dilution dans l’universel ».

 LE PILIER/AXIOME, AUQUEL JE CONSACRE ICI L’ESSENTIEL DE MON PROPOS, CONDUIT A ABORDER LA QUESTION DE NOTRE PATRIMOINE COMMUN. JE LE FORMULE DE CETTE FAÇON : NUL N’A L’EXCLUSIVITE DU PATRIMOINE HUMAIN ET SOCIAL.


 A ce point de la réflexion, il est intéressant d’apprécier la pertinence du terme inclusif, aujourd’hui utilisé. Ses antonymes aident à en préciser le sens. Né au 18ème siècle, l’adjectif exclusif qualifie ce qui appartient uniquement à quelques-uns, à l’exclusion des autres, par privilège spécial et, à ce titre, n’admet aucun partage. Prononcer ou jeter l’exclusive signifiait déclarer l’exclusion de quelqu’un. Le verbe exclure, apparu deux siècles plus tôt, voulait dire, originellement, ne pas laisser entrer, ne pas admettre, fermer avec une clé, tenir quelqu’un à l’écart de ce à quoi il pourrait avoir droit. Par la suite, il a pris le sens de rejeter une chose jugée inconciliable avec une autre.
 L’emploi du nom inclusion, qui implique l’idée d’occlusion, de clôture, de réclusion, apparaît plus problématique. Inclus provient du latin includere, lequel peut se traduire par « enfermer » ou « renfermer ». Au 12ème siècle, la forme francisée enclus signifie d’ailleurs « reclus ». En biologie, on parle d’inclusion fœtale lorsqu’il y a imbrication d’un ovule fécondé par un spermatozoïde dans un autre ovule fécondé en même temps. En cytologie, l’inclusion cellulaire désigne la présence de matériaux métaboliquement étrangers dans le cytoplasme d’une cellule. En ondotologie, l’inclusion désigne l’état d’une dent emprisonnée dans l’arcade osseuse d’une mâchoire ; en minéralogie, c’est un corps étranger contenu dans la plupart des cristaux et des minéraux ; en métallurgie, l’inclusion renvoie à des matières, en général indésirables, prises dans un métal ou un alliage. Autant d’usages qui marquent un enfermement.
L’adjectif inclusif, plus adéquat et pertinent, traduit clairement un double refus. - D’une part, celui d’une société et de structures, de la petite enfance à l’adolescence et de l’âge adulte à la vieillesse, dont les seules personnes « non handicapées » se penseraient propriétaires, pour en faire leurs privilèges ou leurs plaisirs exclusifs, selon les mots de Montesquieu et de Rousseau. D’autre part, le refus de la mise à l’écart, dans des ailleurs improbables, de ceux que l’on juge gênants, étrangers, incompatibles.
 S’il ne se réduit pas au cliché qu’il devient lorsqu’on se contente de l’opposer, sans le justifier, aux vocables dérivés du terme intégration, les deux optiques se distinguent. L’objectif de l’intégration est de faire entrer dans un ensemble, d’incorporer à lui. Il s’agit de procéder, comme on le dit en astronautique, à l’assemblage des différentes parties constitutives d’un système, en veillant à leur compatibilité et au bon fonctionnement de l’intégralité. Un élément extérieur, mis dedans, est appelé à s’ajuster à un système préexistant. Ce qui est ici premier est l’adaptation de la personne : si elle espère s’intégrer, elle doit, d’une manière assez proche de l’assimilation, se transformer, se normaliser, s’adapter ou se réadapter. Par contraste, une organisation sociale est inclusive lorsqu’elle module son fonctionnement, se flexibilise pour offrir, au sein de l’ensemble commun, un « chez soi pour tous ». Sans neutraliser les besoins, désirs et destins singuliers et les résorber dans le tout.
 Ce « chez soi pour tous » ne serait toutefois que chimère s’il n’était assorti, dans tous les secteurs et tout au long de la vie, d’accompagnements et médiations compensatoires, de modalités de suppléance ou de contournement. En bref, toute une gamme d’accommodements et de modalités de suppléance pour garantir l’accessibilité des dispositifs, ressources et services collectifs. « Mettre dedans » ne suffit pas. Autorise-t-on chacun à apporter sa contribution originale à la vie sociale, culturelle et communautaire.
 Favorise-t-on l’éclosion et le déploiement de ses potentiels ?
Les accommodements ne se limitent pas à une action spécifique pour des groupes tenus pour spécifiques. Ils visent à améliorer le mieux-être de tous. Qu’ils soient architecturaux, sociaux, éducatifs, pédagogiques, professionnels ou culturels, les plans inclinés sont universellement profitables. Ce qui est facilitant pour les uns est bénéfique pour les autres.
Une société inclusive n’est pas de l’ordre d’une nécessité liée au seul handicap : elle relève d’un investissement global. Ce qui prime est l’action sur le contexte pour le rendre propice à tous, afin de signifier concrètement à chaque membre de la société : « Ce qui fait votre singularité (votre âge, votre identité ou orientation sexuelle, vos caractéristiques génétiques, vos appartenances culturelles et sociales, votre langue et vos convictions, vos opinions politiques ou tout autre opinion, vos potentialités, vos difficultés ou votre handicap) ne peut vous priver du droit de jouir de l’ensemble des biens sociaux. Ils ne sont la prérogative de personne ».
 Nul n’a l’exclusivité du patrimoine humain et social : c’est le premier arc-boutant d’une société inclusive.


Charles Gardou est
Anthropologue, professeur à l’Université Lumière Lyon 2, auteur de 16 ouvrages, parmi lesquels : La société inclusive, parlons-en ! Il n’y a pas de vie minuscule [2012] ; Fragments sur le handicap et la vulnérabilité. Pour une révolution de la pensée et de l’action [éd. 2013] ; Pascal, Frida Kahlo et les autres... Ou quand la vulnérabilité devient force [2009] ; Le handicap au risque des cultures. Variations anthropologiques [2011] ; Le handicap par ceux qui le vivent [2009]