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La longue marche des travailleurs homos

jeudi 7 août 2003, par Andy

« Nous étions six à table, raconte ce responsable informatique. Un de mes collègues, échangeant force sourires avec la directrice, s’est mis à parler d’un salarié d’un autre service. "Un jeune homme très gai, ce Pierre, avec ses vestes roses ! ", disait-il. Gloussements. Tout à coup, la directrice se tourne vers moi et me lance : "Et vous, Franck, vous êtes bien mystérieux sur votre amie. Comment se prénomme- t-elle ?" » Franck R. s’en est tiré par la formule convenue : « Pour vivre heureux, vivons caché. » Mais il n’en est toujours pas revenu. « s’agissait d’un déjeuner professionnel. Je me suis senti attaqué sur ma vie hors boulot », explique-t-il. II a ensuite appris que ce collègue très en verve prétendait, partout dans l’entreprise, que Franck recevait son ami de longs moments sur son lieu de travail. Or celui-ci n’est jamais venu le chercher au bureau.

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Chaque situation est unique, qui dépend de l’intéressé( e), de ses collègues, du type d’entreprise. Mais, pour un Alex Taylor, directeur - britannique - des programmes de Radio France internationale, qui déplore "avoir subi des préjudices dans le métier en tant qu’étranger -l’accent ! - mais jamais en tant que gay », nombre d’homosexuels affirment redoubler de vigilance sur leur lieu de travail. A preuve, les refus ou désistements des banquiers, CRS, hauts fonctionnaires, militaires, chercheurs, ouvriers gays et lesbiennes appelés par Le Nouvel Economiste pour cette enquête. A preuve, le luxe de précautions dont se sont entourés les interviewés : "Ne relatez pas ce détail. Il est anodin, mais cela suffirait pour m’identifier. » Et encore l’enquête se limite-t-elle à Paris. "Leadership, vision : valeur d’exemple. » André G., 40 ans, cadre depuis cinq ans dans la grande distribution, définit par ces trois axes son poste de manager. Leadership ? Il se reconnaît la capacité à entraîner ses subordonnés. Vision ? Ça va, il sait prendre du recul et anticiper. Valeur d’exemple ? "On me la dénierait si on me savait gay, répond André. Le manager doit être proche de ses équipes, partager avec elles des choses personnelles. On doit pouvoir se raconter nos week-ends. nos vacances. Or, la plupart des ouvriers avec qui je travaille sont mariés et ont des enfants. » Quand André parle de son ami, il dit « la personne avec qui je vis », ou bien « elle » - toujours sous-entendu : la personne. Les raisons de son silence ? Un cadre gay, dans un autre service, a subi les pires railleries. Alors, côté partage de la vie personnelle, il parle plus volontiers du prêt contracté pour sa maison et de ses parents que de sa vie de couple. « Mais tu ne nous apprends rien. On le savait. » Le gay ou la lesbienne qui fait état de son homosexualité auprès de ses collègues est le plus souvent surpris quand pareille réponse, pas si rare, lui tombe dessus. A force de dire « on » pour entretenir le flou sur la personne aimée, à force de garder ses distances au point de dérouter des camarades de travail qui auraient pu devenir des amis, ça a tourné au secret de polichinelle. Parmi les collègues, beaucoup n’en font pas un fromage. « Mais on n’est jamais sûr de rien. Il y a encore des gens que l’homosexualité dégoûte », soutient François L., directeur du marketing dans le BTP. Pourtant, sa famille, ses amis. ses voisins, tous savent qu’il est gay. Sur son lieu de travail, en revanche, c’est tabou. « L’idée qu’on puisse le savoir m’effraie »,dit-il. Au bureau, François féminise le prénom de son compagnon. « Devoir gérer ma lâcheté m’énerve. Mais j’ai des amis pour qui l’annonce de mon homosexualité a été un choc. Il leur a fallu un long temps de réajustement. Pourquoi voulez-vous en demander plus à des collègues, dont certains sont des provinciaux ? » Lancé comme un cheveu sur la soupe au cours d’une réunion de travail - c’était avant qu’il ne fasse partie de cette entreprise de BTP - un « Ça ne te concerne pas, tu n’aimes pas les femmes ! » l’a échaudé à jamais. Que craint-il ? « Que le fait d’être homo passe avant ma compétence, répond François. Et mette un frein à ma carrière. Certains ne verraient plus de moi que mon homosexualité. » C’est ce qui est arrivé à Joël R., 30 ans, magasinier dans une grande surface. « Je n’avais aucune raison de me cacher ni , d’entrer dans le petit jeu de séduction entre magasiniers et vendeuses, dit-il. J’ai donc rapidement fait savoir que j’étais pédé. Ça a amusé mes collègues magasiniers. Ils ont fait comprendre, au chef de service, homophobe, qu’il n’était pas question de me pénaliser en me donnant le boulot je plus ingrat. Mais, pour ne pas être rejeté, j’ai laissé les blagues salaces déraper et mes collègues ne parlaient que de ça. Je n’étais plus qu’un gay, à leurs yeux. Au bout de deux mois, j’ai craqué. En poussant un grand coup de gueule. Incompris. Je suis alors progressivement devenu incollable sur le rap, que j’aimais déjà. Comme la plupart de mes collègues sont des fans, ça fait quelque chose à partager. Pour eux, je ne suis plus seulement un pédé. » De quoi verser dans la parano... (...)

La sociologue Christine Delphy, qui étudie la discrimination touchant les femmes au travail (il n’existe pas de semblables études au sujet des homos), réfute le terme. « Quand on sent que l’on peut déplaire, on est obligé d’en prévoir les conséquences désagréables. Or la ligne entre supputation vraisemblable et supputation déraisonnable n’est pas si nette. On peut tout envisager. » Peur, révolte, surprise sont au rendez-vous. La peur, c’est ce collègue qui déboule chez une jeune femme, comptable dans un organisme de formation. « Je sais que tu es lesbienne, lui dit-il. Fais attention. Il y a deux choses que l’entreprise ne supporte pas : ça et les drogués. » Résultat : six mois de cauchemars, à se demander qui, au bureau, sait. La révolte ? Un sociologue réputé du CNRS, appelé à noter une consœur, cloue celle-ci au pilori : « Son travail ne vaut rien. Et d’ailleurs elle est lesbienne. » La surprise ? Chez un grand éditeur parisien. Un directeur de collection est sur le départ. Plusieurs candidats à sa succession, dont un a été présenté par l’un des deux collaborateurs gays de la maison. Le directeur convoque le démissionnaire et, mal à l’aise, l’interroge : « Alors ? Vous connaissez ce type que nous recommande X [l’un des deux gays] ? - Peu, je connais mieux sa femme. » Le visage du directeur s’illumine. « Ah ! il est marié ! » Ouf ! Deux, mais pas trois. « Ne le dis surtout pas à Patrick. Il n’apprécierait pas. » Voilà Gérard V. prévenu. Directeur de clientèle dans une agence de communication, il gère les plans médias de très grosses sociétés. L’avertissement vient d’Evelyne. Evelyne, c’est la directrice générale de l’agence, une amie qui connaît bien sa vie privée et son compagnon. Patrick, c’est l’autre DG de l’agence. Voilà qu’un jour Gérard, à force de tout camoufler depuis des lunes, s’emberlificote et appelle Patrick par le prénom de son ami. Rire de ceux qui sont déjà au parfum, et rire de Gérard lui-même. Pour lui, c’est l’occasion d’en finir avec cette mascarade. Il prie donc une collègue, proche du DG, de lui faire part de son homosexualité. Bilan : ) 1 la personne qui apprécia le moins ne fut pas celle qu’on aurait cru. « Quand j’ai appris à Evelyne que Patrick avait répondu qu’il s’en fichait, elle ne s’est pas réjouie, rapporte Gérard, elle s’est crispée. J’ai compris à ce moment-là qu’elle se servait de mon homosexualité pour mieux me tenir au sein de cette agence. Elle m’avait trouvé un handicap... » (...)

« Merci de nous rembourser toutes les places de théâtre acquises depuis un an pour monsieur R. » La surprise, pour Yves, est venue du comité d’entreprise. Son crime : avoir féminisé le prénom de son ami afin de le faire bénéficier de billets de spectacle à tarif réduit. La réduction vaut pour les conjoints ou concubins des salariés. Mais un beau jour, le service culturel du CE est allé fouiller dans des papiers qu’il n’avait pas le droit de consulter. Il a vérifié le prénom de l’« amie » d’Yves. Puis il a envoyé par courrier une définition du mot « concubin », puisée dans le Larousse élémentaire. Et exigé par le même courrier le remboursement des billets, sans quoi plus rien ne serait jamais accordé à Yves. « L’an prochain, je mets Daniel en piste », projette Agnès, 30 ans, Daniel, c’est son meilleur ami, hétéro. Elle a prévu de se faire accompagner par lui dans les dîners d’entreprise. Le groupe d’Agnès vient d’être racheté. Il y a de la promotion dans l’air. « Ils veulent du couple hétéro, ils en auront », fait-elle. C’est que la course au pouvoir met à mal les clichés du type : « Voyez comme il est difficile d’être gay chez les employés ou les ouvriers, c’est tellement plus facile chez nous, l’élite. » Pascal T., 50 ans, organisateur de conférences internationales ; « La crise a fait disparaître tout débat au sein de l’entreprise. On file doux. Et l’on n’hésite pas à déstabiliser l’autre. Pour parer soi-même à toute déstabilisation. Plus on veut monter dans la hiérarchie, plus il faut être conforme. Or tout ce qui est différent chez l’autre l’affaiblit dans la boîte, le fait sortir du clan de l’entreprise. Je vois des collègues séropositifs mettre en péril leur traitement médical parce qu’ils n’osent pas se rendre quelques heures en hôpital de jour. Ça trahirait leur homosexualité. » « Un jour, le grand chef débarque à Paris, poursuit Pascal, qui évoque son job précédent, dans une entreprise américaine. On me dit : "On aimerait bien connaître madame T." J’ai compris à mes dépens la raison d’être du "spouse program’ (« programme de l’épouse »). La femme est utilisée lorsqu’on se rend des invitations le week-end. Pour faire la conversation à l’épouse du big boss. Et, mine de rien, des messages passent, entre les femmes, destinés aux maris. » Quid des célibataires ? « On ne l’est plus, à ce niveau de responsabilité. » (...)

Bonne nouvelle toutefois ! Le gay aurait des qualités particulières dans le travail. L’assertion est partagée par nombre d’hétéros et de gays eux-mêmes (las, on peine en revanche à trouver une typologie de la travailleuse lesbienne !). Il est réputé avoir le sens de l’écoute, de la diplomatie, du relationnel. Et répugnerait au conflit. A cause de son affectivité exacerbée. Un portrait que rejette Pierre Bergé, PDG d’Yves Saint Laurent, un des très rares patrons français à ne pas cacher son homo- sexualité : « Je dénie toute qualité particulière aux gays, comme aux hétéros, dans le travail. » Car il faut bien admettre le corollaire, que résume ainsi l’un des grands chasseurs de têtes de la place de Paris : « Leur sensibilité extrême leur donne une susceptibilité extrême, qui ( peut être dommageable. » On hésitera donc à confier des postes à haute responsabilité aux homos. Propos d’un cadre dirigeant à un subordonné : « Tu affectivises [sic] toujours. Tu ’) es gay. » C’est connu. ces gens-là n’ont pas les nerfs solides. Pour gérer les conflits, mieux vaut faire appel aux hommes, aux vrais. Mais ce raisonnement, remarque un gay, « fait l’impasse sur la gêne qu’éprouvent certains dirigeants à nommer des homos à des postes en vue. Ils ont honte. Quelle image pourrait donner l’entreprise à l’extérieur ? ». « En quinze ans, j’ai eu cinq ou six demandes de patrons qui voulaient connaître la sexualité de leurs cadres », confie notre chasseur de têtes. Et lui, il n ’hésite plus désormais à faire part de ce qu’il flaire à ses clients. « Il Y a quinze ans, j’attendais une intime conviction pour le dire. Maintenant, l’intuition suffit. On s’est décoincés. » Pourquoi le dire ? « Parce que le patron français est curieux. Qu’il a son jardin secret, ses fantasmes. Ce n’est pas forcément préjudiciable au postulant. Vraiment. Mais, parfois, vous avez aussi des gens qui ne veulent pas de gay, de juif, de protestant à tel ou tel poste. » Dans certains cas, rares, la minorité homosexuelle est majoritaire. Viviane C. travaillait il y a peu au ministère de la Culture. « Certains services emploient 80 % de gays, dit -elle. J’avais la même formation, les mêmes affinités culturelles que mes collègues. Eh bien, même si on ne vient pas au bureau pour draguer, ne jamais sentir un regard d’homme hétéro sur soi. à la fin, au quotidien, ça devient lourd. Déstabilisant. » C’est que les rapports professionnels sont sexués. L’entreprise est la première agence matrimoniale française. Et ça ne date pas d’hier. « Les hétérosexuels donnent constamment leur carte de visite d’hétérosexuels, souligne Christine Delphy. En parlant des enfants, du conjoint, de l’acteur ou de l’actrice du film du dimanche à la télé. Mais il suffit qu’un homo nomme simplement la personne qui partage sa vie pour qu’on juge, souvent, qu’il s’affiche. » Gênant, le gay plongé dans une ambiance de commerciaux en goguette - pas de « petite pépée » pour lui, et gaffe aux blagues un tantinet homophobes. Gênante, la consœur lesbienne que vous n’avez aucune chance de séduire de vos mâles atours, mais qui sera, comme vous, sensible au charme de la secrétaire. Tout n’est pas si sombre. Les policiers gays d’un commissariat parisien s’embrassent sur la joue pour se dire bonjour sans s’attirer les remarques désobligeantes de leurs collègues. Les entreprises qui accueillent bien les gays existent, même si elles sont parfois gênées aux entournures.

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Une grande maison d’édition vient de préférer, pour un poste important. un gay, en couple, avec enfant, à un hétéro jugé volage. Prime à la stabilité. Un critère déplacé, voire abusif, dont le candidat hétéro, une fois n’est pas coutume, a fait les frais.

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Post-Scriptum
Extrait du Nouvel Economiste, juin 1998, P.M.