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Analyser les pratiques professionnelles scolaires au prisme du genre, Nicole MOSCONI

jeudi 25 août 2016, par Lionel 3

COLLOQUE 2015 Centre Hubertine AuClert Centre francilien de ressources pour l’égalité femmes-hommes


Il existe dans les années 1960-1970 une polarisation sur la question des inégalités sociales. La variable sexe est alors négligée, ne constituant pas le problème fondamental. Un changement de perspective intervient dans les années 1980. L’on ne parlera plus de différences, comme auparavant, mais d’inégalités. En effet, à cette période, un pas important a été franchi, le mouvement féministe a mis en avant la variable sexe, facteur d’inégalité, pas seulement de différence. Par ailleurs, l’on se limitait à constater qu’à la sortie du système scolaire, les filles réussissaient mieux que les garçons, sans approfondir les questions autour de la socialisation scolaire des filles et des garçons.


Le passage à la notion d’inégalité est également lié au développement de l’activité de chercheuses, à un moment où certaines femmes ont entamé ou repris des études universitaires. Les sciences de l’éducation se sont intéressées au quotidien de l’école, pour examiner s’il était vrai que selon la formule de BAUDELOT et ESTABLET dans leur livre Allez, les filles !1, l’école est en avance sur la famille et l’entreprise. Ils ont raison sur le plan des réussites et des échecs scolaires des filles et des garçons. Mais on peut se demander si cette for- mule est juste du point de vue de la socialisation et des orientations. L’étude de la vie quotidienne de l’école fait apparaître que la situation n’est pas aussi bonne que cela. Cette analyse a été effectuée au prisme du genre, soit d’une double hypothèse. La première énonce que les différences psychologiques et de position sociale constatées entre les filles et les garçons, entre les femmes et les hommes, ne découlent pas du sexe biologique, mais d’un système social instituant un rapport de pouvoir entre les groupes de sexes. L’idée de ce rapport de pouvoir entre les sexes et l’ordre socio-sexué de domination d’un sexe sur l’autre constituent la notion essentielle du genre. Il faut considérer comment le sexe se combine avec le système social, ethnique, et tous les phénomènes de domination, dont sont victimes les minorités dans la société actuelle. Le concept de sexisme a été forgé sur la notion de racisme. Je voudrais à cet égard rendre hommage aux personnes qui ont travaillé sur le racisme, en particulier aux États-Unis ; et aux féministes américain-e-s qui ont souvent mené un combat à la fois contre le racisme et le sexisme. Dans l’un et l’autre cas, nous faisons face à un système de discrimination, de subordination, de dévalorisation de groupes minoritaires dominés par des groupes majoritaires dominants, en particulier des filles et des femmes par les garçons et les hommes et de même pour d’autres groupes minoritaires. J’utilise l’expression stéréotypes sexistes, car ils sont destinés à dévaloriser les femmes en tant que groupe dominé. Il s’agit toujours de schématisations par rapport à un groupe, ne prenant pas en compte les individus, et il s’agit surtout de la manière dont un groupe dominé est qualifié par un groupe dominant, qui en plus lui envoie des injonctions sur ce qu’il doit être, faire, etc. Les stéréotypes sexistes sont des croyances et des préjugés, et, dès lors qu’on évoque la différence des sexes, on les hiérarchise. J’insisterai surtout sur le fait que les stéréotypes de sexe orientent et altèrent le regard et le jugement que nous portons sur autrui, mais aussi les interprétations des conduites d’autrui, et peut-être les nôtres propres, nos attentes vis-à-vis des autres, et les conduites que nous avons à leur égard. La psychologie sociale utilise la notion de cognition sociale implicite. Cela signifie que ces mécanismes sont si bien incorporés en nous qu’ils fonctionnent de façon quasi automatique. Nous n’en avons pas conscience et n’avons pas réellement de prise sur eux, tant que nous ne les conscientisons pas.

Ces mécanismes influent sur la conduite des enseignantes et des enseignants envers les filles et les garçons. L’on compte deux tiers des interactions des enseignants et enseignantes avec les garçons et un tiers avec les filles. Nos attentes vis-à-vis des élèves et les jugements que nous portons sur eux sont stéréotypés, même si nous nous en défendons. En comparant ce que les enseignants ont prédit des résultats dans la classe supérieure des filles et des garçons avec les performances qu’ils ont évaluées, il est apparu qu’ils sont plus optimistes sur les garçons que sur les filles en ce qui concerne les mathématiques - en particulier, mais pas seulement. Le double standard induit des critères différents de jugement sur les comportements. Nous attendons des garçons une certaine indiscipline, et parfois nous la provoquons à force de l’attendre, et nous nous attendons à la docilité des filles, de sorte que notre regard est plus sévère sur l’indiscipline des filles que sur celle des garçons. Ces jugements sont surtout stéréotypés sur les performances scolaires. On escompte que les garçons ont des capacités au-delà de leurs réussites réelles. On estime que les filles réussissent par leur travail, et non par leurs capacités et qu’elles font « tout ce qu’elles peuvent ». La psychologie sociale étudie également un autre phénomène, l’effet Pygmalion ; on observe que les com- portements des personnes sont conformes aux attentes qu’ont vis-à-vis d’elles les enseignantes et les ensei- gnants ; ce que l’on appelle les prédictions auto-réalisatrices. Or, en espérant moins des lles que des garçons, on produit une certaine baisse de leur sentiment de compétence, vérifée dans des recherches sur les adolescent-e-s ; quand on compare leur autoévaluation avec leurs performances scolaires, on s’aperçoit que les filles ont tendance à se sous-estimer et les garçons à se sur-estimer. En observant des classes, une équipe de recherche a pu compter les différentes interactions. Dans l’une d’elles, l’on comptait plus de garçons que de filles. D’une certaine façon, il serait normal d’observer plus d’interactions avec les garçons qu’avec les filles. L’application d’une pondération a fait apparaître 59 % d’interaction de l’enseignante avec les garçons, et 41 % avec les filles. Les trois premiers garçons qui ont le plus d’interactions, en ont davantage que la première des filles. Les données sur les durées d’interaction sont encore plus déséquilibrées. Et quasiment toutes les interactions de gestion de la classe mettent en jeu le savoir, ce n’est donc pas l’indiscipline des garçons qui justifierait le surcroît d’interactions dont ils bénéficient. Ces déséquilibres se manifestent également dans une classe à double niveau, CP-CE1, et ce, dans les deux groupes. Dans cette classe, nous nous sommes intéressés à la façon dont l’enseignant positionnait chacun et chacune de ses élèves, en vue de déceler quel-le-s sont les élèves qu’il considérait comme bons et auxquel-le-s il pouvait poser des questions difficiles, celles-ceux qu’il faut aider, etc. Le premier enregistrement, réalisé en novembre, a fait apparaître que garçons et filles étaient réparti-e-s de manière relativement égale. En juin, l’enseignant, qui souhaitait aider les élèves les plus en difficulté, avait placé quasiment tous les garçons dans les premiers rangs. Il jugeait certains d’entre eux bons élèves, même s’ils étaient parfois quelque peu agités. En revanche, il ne s’est rendu compte que très tard que l’une des filles, calme et silencieuse, connaissait d’importantes dif cul- tés en lecture. Il a dû la faire redoubler. Même la position des élèves dans l’espace de la classe est significative du point de vue des stéréotypes. Dans la classe d’un professeur de mathématiques, homme, au collège, nous avons observé plus d’interactions avec les filles qu’avec les garçons. Au cours d’une leçon sur la simplification des fractions, il a interrogé le meilleur élève de la classe lors du passage à un calcul plus difficile, puis une fille, qu’il ne considère pas comme une bonne élève, et qu’il a semoncée plusieurs fois en raison de son attitude. Elle a donné un résultat juste, mais non simplifié, alors que l’enjeu était de parvenir au résultat simplifié. Comme elle déclarait ne pas comprendre, il lui a répondu qu’elle n’avait pas à comprendre, mais à résoudre cette multiplication de fractions. Lorsque le bon élève s’est trompé, l’enseignant, se tournant vers la classe a dit : « Vous voyez, Charles a un trou, c’est bizarre quand même ». Et il a renvoyé la fille à sa place : « Tu réviseras ta table de multiplication des 7. La honte, Mélanie ! ». Par ailleurs, l’enseignant, comme d’autres, se rapprochait des élèves dont il attendait beaucoup, et s’éloignait de ceux dont il n’attendait que peu de bonnes réponses. Cela a aussi été observé dans les rapports entre doctorant-e et directeur ou directrice de thèse. En tant qu’enseignant-e-s, nous devons réfléchir sur tous les biais sexistes des programmes, et pas unique- ment des manuels. D’autre part, on omet d’enseigner ce qu’est véritablement la société, avec ses inégalités de sexe, sociales, ou en fonction de l’origine ethnique etc. Ne pas enseigner ces savoirs, produits par les recherches universitaires, constitue une façon de reproduire de l’inégalité sexuée, sociale, ethnique, etc. Les conséquences pour les filles incluent leur faible motivation, pour certaines disciplines ou certaines filières par manque de modèles. Mais les garçons aussi à l’inverse sont écartés de certaines disciplines ou filières supposées moins valorisées et valorisantes. Par ailleurs, l’absence d’héroïnes culturelles et la surabondance de « grands hommes » les confortent dans l’idée que les femmes n’ont jamais rien accompli d’important et que les hommes ont toujours été supérieurs aux femmes dans l’histoire et les arts. Tous ces phénomènes conduisent à une bicatégorisation des disciplines et des filières, et aux effets mention- nés par Françoise VOUILLOT. Le système scolaire produit une division socio-sexuée des savoirs, des compétences et des filières. De fait, la réussite scolaire des filles, que nous saluons, s’avère en partie illusoire. Le retard des recherches sur les inégalités de sexe et les autres types d’inégalités par rapport à celles sur les inégalités sociales explique leur faible diffusion parmi les personnels de l’éducation nationale. Par ailleurs, on a cru que la mixité suffirait à réaliser l’égalité entre les sexes. Or, on constate qu’il s’agit en partie d’une illusion. Dans notre système mixte actuel, on observe un apprentissage égal par les deux sexes de leur position sociale inégale. Des textes existent qui invitent les personnels à éduquer les élèves à l’égalité entre les sexes, et pourtant de nombreux personnels résistent à l’idée que l’égalité ne se réalise pas d’elle-même. À laisser se dérouler les processus habituels dans la société et le système scolaire, on produit de l’inégalité, et non pas de l’égalité entre les sexes.


Nicole MOSCONI Professeure émérite en sciences de l’éducation à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense