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Masculins pluriels, par Xavier Molenat

mercredi 28 août 2002, par Lionel 3

Comme souvent lorsque l’on parle d’identité, il y a un paradoxe du masculin. D’un côté, chacun a en tête, qu’il l’approuve ou non, l’image canonique de l’homme «  vrai  », fort, courageux, dominateur, maître de lui… De l’autre, on serait souvent bien en peine de trouver autour de soi un individu qui corresponde un tant soit peu à ce qui s’apparente à une caricature de macho des années 1950. Pour résoudre ce paradoxe, la sociologie anglo-saxonne a avancé il y a quelques années le concept de «  masculinité hégémonique  ». Il s’agit de désigner, «  par-delà la diversité des incarnations de la masculinité, l’importance d’une norme qui, alors même qu’elle peut n’être assumée subjectivement que par un nombre restreint, n’en constitue pas moins un idéal objectif de référence  ». Un modèle que l’on ne trouve que rarement à l’état pur, donc, mais qui reste cependant assez puissant «  pour produire des effets jusque chez ceux qui le contestent (1)  ». Ce modèle, quel est-il  ? En s’appuyant sur une multitude d’enquêtes sur les hommes, les politistes Érik Neveu et Christine Guionnet proposent un «  cahier des charges de la masculinité hégémonique  » composé de quatre éléments. Tout d’abord une méfiance pour ce qui est associé au féminin, qu’il s’agisse d’exprimer sa peur, de pleurer, ou encore la crainte d’une trop grande proximité affective ou physique aux autres hommes. Le souci de préserver la face, ensuite  : «  Un homme fait front, reste calme et ferme devant les crises émotionnelles  », et protège son entourage. Troisième élément, la production d’une «  aura de force, d’audace et d’agressivité  » qui engage en particulier un goût pour la compétition, les défis, l’exhibition du courage. Et enfin, la «  libido dominandi  » que traduit «  la recherche de formes diverses de consécration (titres, postes, signes extérieurs de réussite, “conquêtes” sexuelles)  ».

Virilités populaires

L’histoire a montré la variété des manières dont ce cahier des charges a pu être rempli au cours du temps, engendrant à chaque fois un certain nombre de coûts (entretien p. 23). Aujourd’hui encore, une diversité de formes d’expression de la masculinité semble pouvoir être observée. De nombreuses enquêtes mettent ainsi en évidence des formes de repli viriliste dans les milieux populaires – ou du moins certaines de leurs fractions. Touchés de plein fouet par le chômage, peu diplômés, dépourvus de perspective, certains jeunes hommes du bas de l’échelle sociale semblent trouver dans la réaffirmation d’une virilité exacerbée et la culture d’un entre-soi masculin une manière de restaurer leur estime de soi. C’est ce que montrent par exemple les enquêtes d’Isabelle Clair sur les relations amoureuses dans les «  cités  » et en zone rurale. Y être un homme, c’est avant tout ne pas être une fille, et se font vite traiter de «  pédés  » ceux qui «  n’aiment pas le football, (…) ne savent pas vanner, sont hostiles à toute forme de violence physique (2)  ». Cette pesante injonction virile (les filles ayant, elles, davantage de latitude pour s’approprier certains comportements masculins comme le crachat) s’immisce dans les moindres gestes du quotidien. À l’instar de ce jeune Sarthois qui, parce qu’il les salue d’un simple mouvement de main, se voit moqué par ses amis («  tu fais “coucou” comme un pédé  !  »).

Être «  psychologiquement costaud  »

À la campagne, les soirées se passent entre mâles, à boire de la vodka et à fumer du shit, laissant les filles au second plan («  j’ai l’impression d’être un meuble de déco  !  », dit la copine de l’un d’entre eux) (3). Les relations de couple sont difficiles  : les filles, plus diplômées, davantage tournées vers les métiers de service, attendent de leur copain qu’il soit un «  vrai mec  », mais en ayant en tête «  une certaine idée, plus urbaine, de la virilité  ». Elles s’exaspèrent de leur refus obstiné de sortir en boîte (où ils craignent d’être confrontés à des rivaux plus séduisants), de leur absence de «  goût du vêtement  ». Incarnant «  une virilité en partie ringardisée  », ils disent leur sentiment «  de ne pas valoir grand-chose  ». Une dégradation de l’estime de soi qui peut également, selon le sociologue Mathieu Grossetête, expliquer la surmortalité routière des hommes des classes populaires  : le culte de l’automobile ou de la mobylette, combiné à la consommation d’alcool ou à la quête d’affirmation de soi par la vitesse, «  constitue l’un des derniers espaces de célébration des valeurs viriles face au déclin des modes d’exercice de la masculinité et au délitement des solidarités ouvrières (4)  ». Reste que cette virilité populaire n’est pas monolithique. Ainsi les jeunes ruraux enquêtés par I. Clair partagent malgré tout un certain idéal égalitaire autorisant les filles à avoir des aventures sexuelles et à ne pas envisager leur vie sans travailler. De même, l’enquête d’Olivier Schwartz auprès de conducteurs de bus de la RATP montre qu’ils reconstruisent une forme de virilité fondée non pas sur la force physique (ils jugent leur métier peu usant de ce point de vue) mais sur la capacité à «  gérer le stress  » (être «  psychologiquement costaud  ») qu’occasionne la conduite à Paris (affronter des conducteurs imprudents et des passagers malpolis en devant, la plupart du temps, s’abstenir de réagir) – s’appropriant ainsi une «  culture psychologique  » plus largement diffusée dans les classes moyennes (5). Ces dernières semblent être le lieu d’une remise un peu plus avancée de la masculinité, ou du moins un malaise grandissant vis-à-vis de ses expressions les plus caricaturales (on peut penser par exemple au mouvement Zéro macho, composés d’hommes opposés à la prostitution). Mais on manque sur ce point d’enquêtes précises. É. Neveu signale néanmoins l’existence, aux États-Unis, de mouvements d’hommes tentant de transformer leur identité de genre (6). Sur fond de religiosité, hommes «  mythopoétiques  » et «  gardiens de la promesse  » veulent laisser apparaître de nouvelles facettes de leur personnalité (attention aux autres, expression des affects et émotions). Ils critiquent le caractère «  compulsif  » et «  robotique  » du monde du travail (au sein duquel ils ont pourtant réussi), et plaident pour un meilleur équilibre avec la vie familiale (7). Au-delà de l’idéologie, ces mouvements sont aussi un lieu où les hommes peuvent se confier sur leur inconfort quant aux attendus de la masculinité.

Pas touche aux privilèges  !

Pour exotiques qu’ils soient, ces mouvements signalent l’une des limites importantes de ces prises de conscience, qui est d’envisager le changement sur le seul plan subjectif et individuel, sans remettre en cause la dimension matérielle de la domination masculine. C’est un peu ce que l’on retrouve en matière de parentalité  : les pères expriment de plus en plus leur refus d’être cantonnés à un rôle autoritaire, et entendent bien partager des «  moments câlins  » avec leurs enfants, être présents pour eux. Ce n’est pas pour autant qu’ils sont prêts à partager équitablement les tâches domestiques, prendre des congés parentaux (qui à 96 % concernent les femmes) ou aménager leur temps de travail (8). Ces minces avancées sont par ailleurs contrebalancées par un mouvement de restauration de la virilité traditionnelle et d’angoisse face à la «  féminisation de la société  », que traduisent notamment les essais du journaliste Éric Zemmour (Le Premier Sexe, 2006), du psychanalyste Michel Schneider (La Confusion des sexes, 2007) ou encore les succès des magazines masculins. La prolifération de diverses formes de prostitution ou de services érotiques peut également être lue, selon C. Guionnet et É. Neveu (9), comme une forme de «  restauration des modèles prédateurs de virilité  », permettant aux hommes de «  satisfaire sans complications (leurs) besoins sexuels  ». Bref, à lire les enquêtes de terrain, le «  cahier des charges  » de la masculinité semble encore assez traditionnel. Les hommes semblent s’être pour l’heure contentés du minimum de concessions, sans véritablement remettre en cause leurs privilèges.


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