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Histoire : trente glorieuses de militance

vendredi 25 novembre 2005, par phil

Trente glorieuses !

 Avant 1969, le chemin d’une certaine “sortie du placard” avaient déjà été tracé par des écrivains (par exemple Proust avec son Sodome et Gomorrhe publié en 1922 et son baron de Charlus, Gide avec Corydon, ou encore Genet...), une “socialibilité homosexuelle” des années 20 avec les bals comme celui du Magic City, les salons littéraire où se pressaient artistes lesbiennes et “invertis”, des libres penseurs, des organisations “homophiles” (Arcadie en France, la Mattachine Society aux Etats-Unis,..) et le célèbre Institut pour la connaissance sexuelle du docteur Magnus Hirschfeld crée en 1919 à Berlin...
 Par ailleurs, des évènements discriminants, telle la chasse aux sorcières dont furent victimes les homosexuels engagés par l’armée américaine pendant la seconde guerre mondiale ainsi que 5000 à 10 000 homosexuels frappés du triangle rose déportés puis brûlés dans les camps de concentration nazis... révélèrent l’étendue de l’oppression et firent progressivement prendre conscience d’une identité homosexuelle formant un groupe minoritaire et menacé.
 Cependant avec les émeutes de Stonewall, ce fut comme l’avènement des trente glorieuses de revendications homosexuelles et d’octroi d’un certain nombre de droits nouveaux.
 Glorieuses furent ces années au regard d’une nouvelle militance dérangeante car au nez et à la barbe du conformisme ambiant, des traditionalistes, des intolérants, des censeurs de tous poils : vice bourgeois chez les “pauvres” ; maladie à soigner chez les “riches”. Vice, perversion ou névrose ? Au mieux, cette différence est tolérable à condition qu’elle soit cachée. Au pire, l’homosexualité est une “fléau social” qu’il convient d’éradiquer. Ou encore un “ blocage au stade infantile” de l’évolution sexuelle pour les psys. La société française regarde alors l’homosexualité comme un “douloureux problème”, et le regard porté par des homosexuels sur eux-même ne diffère guère.
 Glorieuses furent l’apparition sur le pavé parisien des Gazolines, un groupe de travestis qui investirent gaiment les défilés syndicaux des 1er Mai, puis les réunions houleuses dans les amphis des Beaux Arts à la grande époque du FHAR parisien dont le programme était “libido et révolution”. Le Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire, d’esprit complètement soixante-huitard voulait réinventer le désir, les sexualités, les relations interindividuelles et ainsi changer la vie. Des féministes, des lesbiennes, des homosexuels (on ne disait pas encore gai à l’époque) participèrent à de nombreux débats où les homosexuel,le,s adoptèrent une attitude plus offensive, que dans les discrets et très respectables et respectueux regroupements du club Arcadie de Baudry. Tou commença chez Ménie Grégoire sur la station de radio RTL. L’animatrice vedette présentait une émission dont le thème nous paraît de nos jours fort provocateur : “l’homosexualité, ce douloureux problème”. Là, ses invités passaient aux aveux sur ce qu’un responsable communiste allait traiter de “vice bourgeois” quelques années plus tard. Et Ménie Grégoire, en principe libérale qui lâchait : “Imaginons que l’homosexualité devienne un modèle social, eh bien, nous ne serions très vite pas reproduits... Il y a tout de même une négation de la vie dans l’homosexualité ; je crois que l’on peut répondre cela sans blesser personne... C’est tout de même pas un bien d’être homosexuel...” Elle ajouta même, à une question d’une homosexuelle dans la salle : “Vous savez bien que les femmes heureuses sont celles qui ont rencontré des hommes qui les ont satisfaites, évidemment”(1).
 Il n’en faudra guère plus, après les paroles de l’abbé Guinchat qui rapportait qu’il accueillait beaucoup d’homosexuels venant parler de leur souffrance à laquelle on ne peut être insensible, pour que les militantes homosexuelles Françoise d’Eaubonne, Marie-Jo Bonnet, Anne-Marie Fauré, Christine Delphy, Catherine Deudon et quelques garçons alliés comme Philippe Guy, Pierre Hahn et Laurent Dispot hurlent : “ Ne parlez plus de votre souffrance !” Le groupe d’activiste se justifiera dans un communiqué : “Les homosexuels en ont marre d’être un douloureux problème”. Les combats homosexuels et féministes se mêlèrent dans les réunions du jeudi soir aux Beaux-Arts et dans le prolongement écrit que Sartre offrit au FHAR avec le journal révolutionnaire “TOUT”. Le FHAR revisita le langage en créant un nouveau vocabulaire,revisita les expressions ; mais surtout libéra la parole homosexuelle.
 Le FHAR fut déclencheur d’une nouvelle prise de parole homosexuelle jusqu’alors confisquée ou reléguée dans les lieux fermés et les clubs privés. Marc Roy rapporta dans un article du Gai Pied d’avril 1981 intitulé “Fhar, le coup d’éclat” : “ L’image qui venait à l’esprit était celle des clubs pendant la Révolution de 1789, avec les prises de bec entre les grandes gueules et dans les tribunes les tricoteuses qui intervenaient entre deux mailles... De quoi parlait-on ? De tout ce qui concernait les revendications et le vécu homo, interventions théoriques des ténors et des divas, mais aussi morceaux de vie jetés, sacs vidés, dans un grand silence”(2). Chacun put se raconter, prendre existence avec ce qu’il était vraiment. La parole se démultiplia. Le verrou sauta. Pour la première fois en France, nous pouvons dire que du lien social pour les homosexuel,le,s se fonda et se développa...
 C’est le 1er Mai 1972 que les gazolines firent leur apparition sur le pavé parisien au milieu du traditionnel cortège syndical à la recherche de l’improbable plage, les parasols sous le bras, habillées de manteaux en éponge. Le ton fut donné avec l’invention d’Hélène Hazera “Prolétaires de tous les pays, caressez-vous !”. La démarche joliment scandaleuse à cette époque semble bien sage à l’heure des fredaines de Monica et Bill décrites sur toutes les autoroutes de l’Internet. Si aucun projet politique n’émergea du FHAR, il fut porteur d’un souffle, celui de trente ans de militance homosexuelle, d’une nouvelle homo-socialité naissante. L’homosexualité reléguée à la sphère privée, à l’alcôve, au mépris (lié au sexe en général), obtint son droit de cité. Cette sexualité considérée comme honteuse se met en scène sur l’agora publique. Elle tente de conquérir une citoyenneté déniée. Le FHAR obligea des individus, des partis politiques à prendre position sur la question homosexuelle, à se confronter à l’évolution des moeurs. Cependant au début de la décennie 1970, l’homosexualité demeure une épreuve. Frédéric Martel écrit : “Ce faisant, une partition militante a été rédigée sur une gamme connue (la lutte des classes) cisaillée d’heureuses fausses notes (le désir, la parole)” (3). Guy Hocquenghem devint à la même époque la figure emblématique de la libération gay en France. Le mouvement des femmes accompagna, consolida, puis s’écarta vite du FHAR phallocentriste.
 Le MLF naquit aussi par une action spectaculaire sous l’Arc de Triomphe à Paris. Monique (Wittig), Christiane (Rochefort), Cathy, Christine (Delphy), Anne, Emmanuelle, Frédérique, Janine veulent commémorer à leur façon le 50e anniversaire du suffrage féminin aux USA. Elles surgissèrent accompagnées de quelques micros et caméras déroulant sous le regard ahuri de gardiens de la paix le fanion : “Un homme sur deux est une femme”, “il y a encore plus inconnu encore que le soldat : sa femme”. Le MLF dénonçait l’inégalité sociale entre les sexes et démontra que la femme n’était définie que par rapport à l’homme. Les luttes des homosexuels et des femmes se rejoignent dans le discours de l’américain Huey Newton du Black Panther Party pour lequel leur oppression est commune et exige alliance (voir ci-contre). Pour Antoinette Fouque, le mouvement des femmes est intrinsèquement “homosexué”, tout en étant hostile à la visibilité lesbienne en son sein. Monique Wittig se démarquera rapidement de sa consoeur en déclarera que “l’ennemi principal n’est pas la masculinité, mais le patriarcat”. Le machisme récurrent de certains gays, la position uniquement sexuée du mâle homosexuel, l’impossibilité pour les gays de mener une critique sur les rôles sexuels précipiteront le divorce entre le MLF et le FHAR, laissant les lesbiennes sans organe fort de revendication et de visibilité ; elle-mêmes doublement brimées et discriminées comme femmes et comme homosexuelles.
 En Janvier 1975, la télé aborda très officiellement la question homosexuelle aux Dossiers de l’Ecran avec pour invité Jean-Louis Bory, Yves Navarre et Roger Peyrefitte. On retiendra de cette émission qu’on ne naît pas homosexuel ; Bory, reprenant la maxime de Simone de Beauvoir (in “Comment nous appelez-vous déjà ?”) : “ On ne naît pas homosexuel. On le devient. Il n’y a d’innéité à la pédale”. Le mouvement de libération gay se poursuivit avec la multiplication des groupes de libération homosexuelle (GLH) sur tout l’hexagone. Ils développeront la théorie du “coming out” ou de l’aveu sans culpabilité, ni sentiment de honte. L’interlocuteur privilégié du début des années 80 sera le CUARH (Comité d’Urgence Anti-Repression Homosexuelle) . Une coordination d’associations homosexuelles lancée dans la dynamique de la première université d’été homosexuelle de Juillet 1979 à Marseille. Le CUARH choisit une logique politique de dialoque avec les partis et les syndicats plutôt qu’une logique d’opposition. Mixte, le CUARH entretient des relations avec le mouvement des Femmes et dénonce la répression des homos, polarise sur les discriminations, il milite EN FAVEUR DE LA RECONNAISSANCE PUBLIQUE DU FAIT HOMOSEXUEL dans un esprit pragmatique. Il mène un lobbying actif qui se poursuivra sous les premières années Mitterrand ; et qui deviendront autant d’enseignements sur l’art du bien militer, c’est-à-dire revendiquer, politiser, médiatisé... et savoir maintenir les discussions tendues.
 Le 27 juillet 1982, un an après la victoire de François Mitterrand, Robert Badinter présenta un texte abrogeant les dernières discriminations entre hétérosexuels et homosexuels...
 Glorieux fut l’avènement d’une presse homosexuelle régulière avec le lancement du Gai Pied en janvier 1979, puis la radio Fréquence Gaie en 1982, du groupe ILLICO en 1988, et d’autres publications régionales (Ibiza News, Le chevalier à la Rose, ...). Parallèlement se développe le business gay avec la multiplication des bars et entreprises de service pour gais et lesbiennes. Une époque de fête bat son plein dans l’insouciance. Une fête de tous les désirs soudainement troublée par l’affaire du “Cancer gay”. Le militantisme des années soixante-dix sombra avec l’épidémie, incapable de comprendre la tragédie... - Glorieuse fut cependant la réaction responsable des volontaires homosexuels. C’est au bar Le Duplex à Paris que les nouveaux militants homosexuels tentèrent de rebâtir une communauté de solidarité et de lutte gaie. Le militantisme renaît autour d’individus ayant une souffrance commune, un ennemi commun, une volonté commune d’en finir avec le virus, ses morts, ses exclusions, ses injustices... et la vindicte et le rejet qui reprennent vigueur. Les nouveaux acteurs sociaux, qui relevèrent le défi de la prévention Sida et de l’aide aux malades face à l’immobilisme (du moins dans les premiers temps) des pouvoirs publics ou devant le manque permanent d’investissement en terme financiers et humains obtinrent un réel et mérité crédit. Les associations de lutte contre le sida dont la communauté homosexuelle fut le support gagnèrent en estime publique, ainsi que les homosexuels montrèrent un engagement massif, solidaire et efficace avec un sens de la responsabilité reconnu.De tardives campagnes de prévention contre le sida abordèrent clairement la sexualité et les sexualités auprès du grand public. Si certaines furent censurées, d’autres portèrent une nouvelle parole sur la sexualité, sujet généralement tabou dans les familles françaises. Une parole sur la sexualité ébrécha le pudique silence social, et souligna toutes les méconnaissances, notamment au sujet des sexualités autres,dont la visibilité ne fut pas suffisante par manque de courage des pouvoirs publics. Un nouveau savoir sur les pratiques sexuelles et les sexualités se développa ainsi que l’émergence de recherches universitaires concernant ces sujets... et des nouvelles structures d’écoute et d’information téléphonique comme la ligne Azur qui offre un espace de réflexion quant au désir, à la sexualité, à l’orientation sexuelle, en complément des lignes de Sida Info Service et d’Ecoute Gaie, pionnière, en la matière.
 Glorieuse fut la création d’un centre gai et lesbien à Paris. .Au début des années 1990 ; la demande identitaire fut très forte, le besoin communautaire pour tenter de “s’en sortir” donne un lieu : le CGL ou Centre Gai et Lesbien de Paris, La LGP de Paris (Lesbian & Gay Pride, une marque déposée à la propriété industrielle). En province se développent aussi de semblables structures (à Nantes, Montpellier, Lille, Marseille, Lyon...).
 Les défilés des Lesbian & Gay Pride attirèrent chaque mois de Juin davantage de personnes qui dansent au son de la techno hurlante, dans la joie d’une affirmation publique nouvelle de soi et la détermination d’agir avec des revendications criées haut et fort. Un nouvel essor associatif apparaîtra dans la foulée. Chez les beurs, les blacks, les étudiants, les profs,etc... Des associations de loisir aussi (sport, photo, théâtre, randonnée, culture, etc... entre gais et lesbiennes). Le désir parental et l’APGL (asso des parents et futurs parents gays et lesbiennes) explosent.
 L’homosexualité se révèlent en la fin des années 90 compatible avec la parentalité. Des familles homoparentales fleurissent discrètement un peu partout. Cette nouvelle réalité accompagne l’essor des couples homosexuelles stabilisés après l’hécatombe du sida. Les individus préférant plutôt davantage la sécurité au vagabondage sexuel. Une alternative aux réseaux commerciaux pour que se développe aussi une homosocialisation médiatisée par plusieurs salons du même nom présentant ainsi que les homos ne sont pas que seulement sexuels, qu’ils ne réduisent pas seulement au sexe, à leur sexualité... Ils sont aussi des photographes avertis, des chanteurs formidables, des comédiens talentueux, des voyageurs invétérés, des avant-gardistes de la mode mais également de la technologie en cybernautes avertis, des écrivains passionnants, des artistes aux œuvres incomparables en plus d’être des amants...ou des amantes passionnées. Si certains doutent d’une culture homosexuelle, il apparaît cependant une société homo ou une “homo-socialité” qui crée, qui invente, qui réfléchit, qui réinvente, la vie et l’amour, le quotidien et les relations, la militance et la politique... bien loin des préjugés et des stéréotypes convenus que véhiculent toujours les médias. Et il existe également nous autres, enseignant,e,s homosexuel,le,s qui tentons de réinventer les manuels et programmes scolaires en incluant à bon escient les questions homo-sexuelles..
 Nous comptons désormais dans nos rangs des homosexuel,le,s pédagogues, des homo-chercheurs en sciences de l’éducation qui conçoivent des leçons ou des stratégies éducatives de la maternelle à l’université, en réponse aux évolutions actuelles de la société, aux besoins des individus qui éprouvent du désir homosexuel, aux attentes des familles concernées par l’homosexualité d’un ou d’une de leur membre, aux incertitudes des familles homoparentales.... Ce second souffle de la militance homosexuelle d’emblée placé dans la revendication citoyenne avec le Collectif pour le Contrat d’Union Civile et Sociale ou la revendication de la totale égalité des droits pour les homos avec l’institution du mariage gay sont autant de contre feux devant une homosexualité de plus en plus évoquée dans les médias, à la télévision, les romans ou œuvres cinématographiques pour grand public, mais à grand renfort de sensationnel, de vues tronquées, de caricaturisme de bas étage flattant toujours mine de rien lus plus vifs instincts homophobes et sexistes.
 La société française a beaucoup évolué en matière de mœurs. Des lois garantissant davantage de libertés ont été votées, les mentalités ont quelque peu changé, les normes sociales continuent de se transformer.Nous avons vu ainsi promulguer des lois sur la contraception, sur l’avortement, puis contre la pénalisation et la discrimination de l’homosexualité. Simultanément, une nouvelle liberté sexuelle s’est affichée, la publicité a commencé à déshabiller après les femmes, les corps des hommes, la masculinité s’est quelque peu féminisé, le droit des femmes à progressé.
 Néanmoins, les mêmes stéréotypes, les mêmes préjugés, les mêmes opinions négatives défont toute honnête reconnaissance sociale par des honnêtes gens du prochain 21e siècle. Ils font violence à la réalité quotidienne de millions de femmes et hommes homosexuels. Ils font opprobre perpétuelle plus masquée et rampante qu’auparavant mais aussi meurtrière par les blessures qu’elle peut provoquer. Ils font des homos des éternels marginaux et des lesbiennes des personnages de papier qui n’existent pas sinon dans les films pornographiques hétéropatriarcaux. La richesse des sensibilités des homos n’en font ni des “folles du régiment”, ni des “machos man” tout bardé de cuir... même si certains se complaisent dans ces jeux de miroir.