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Sarah Bernhardt, l’actrice qui sut imposer son genre
jeudi 30 novembre 2023, par
Ambre-Aurélie Cordet, Université Gustave Eiffel
L’exposition consacrée cette année par le Petit Palais à l’éclectique actrice Sarah Bernhardt (1844-1923) à l’occasion du centenaire de sa mort le démontrait magistralement : être actrice, c’est savoir être autre, se prendre au jeu des identités plurielles, parfois contradictoires. Cette faculté de changer de peau – acquise, et non sans souffrances –, ce pouvoir de métamorphose et la grisante liberté qu’il offre, Sarah Bernhardt, qui par son jeu et sa personnalité bouleversa le monde du théâtre et pour qui Jean Cocteau forgea l’expression de « monstre sacré », les raconte et les analyse dans son autobiographie au titre expressif, Ma Double vie (1907) et ce qu’elle concevait comme son testament théâtral L’Art du théâtre : la voix, le geste, la prononciation (1923, posth.). C’est le romancier Marcel Berger, un de ses familiers, qui, après sa mort, rassembla et ordonna les textes épars qu’elle avait dictés ou écrits sur le sujet.
Une attention particulière à la condition féminine
Alors qu’elle retrace sa vie, Sarah Bernhardt se montre singulièrement attentive aux difficultés auxquelles sont confrontées les femmes. Sans doute son enfance et son adolescence n’y sont-elles pas étrangères. Envoyée d’abord à la pension de Mme Fressard à Auteuil dès l’âge de sept ans, elle entre ensuite, deux ans plus tard, au couvent de Grand-Champs à Versailles. Là, elle développe une admiration sans bornes pour la mère supérieure, Sainte-Sophie, et un esprit de camaraderie féminine qui ne se démentira pas tout au long de sa vie.
Dès le récit de ces années de jeunesse, l’on est frappé par la beauté savoureuse des portraits de femmes qu’elle brosse et qui étayent ensuite son autobiographie. De chapitre en chapitre, elle rend des hommages appuyés aux femmes qui ont compté dans sa vie, sans pour autant les idéaliser, comme sa chère vieille institutrice Mlle de Brabender, à laquelle elle ne fait pas grâce de la description, sur son lit de mort, de son visage déformé par le retrait de son dentier, déposé dans un verre.
Souvent pleins de tendresse et d’admiration, ces portraits n’en sont pas moins d’un réalisme qui semble encore la marque d’une affection sincère : le prosaïsme des caractères comme des corps aimés ne la rebute pas. Elle en donnera une excellente illustration avec sa sculpture Après la tempête, qui lui valut une mention honorable au Salon de 1876, et qui représente une grand-mère tenant dans ses bras le corps noyé de son petit-fils.
Après sept ans de pensionnat, de retour dans son foyer à 14 ans, Sarah Bernhardt se trouve à nouveau entourée de femmes : sa mère Judith-Julie Bernhardt, ses tantes Rosine Berendt et Henriette Faure, ses sœurs Jeanne et Régina, son institutrice Mlle de Brabender, Mme Guérard, « la dame du dessus » (surnommée ensuite « mon petit’dame » et qui ne la quittera plus) composent le nouveau gynécée dans lequel elle évolue.
Sarah Bernhardt perd son père l’année de ses 13 ans ; un père dont l’identité est longtemps restée incertaine – elle ne le nomme jamais dans son autobiographie – avant d’être établie en la personne d’Édouard Viel (1819-1857).
Non que les hommes soient tout à fait absents autour de la future actrice : au « conseil de famille » qui décidera de son avenir figurent par exemple son parrain Régis Lavolie – détesté – et son oncle Félix Faure – très aimé –, M. Meydieu – vieil ami de la famille –, le duc de Morny et le notaire de feu son père. C’est le duc de Morny, ami de sa mère, qui la vouera au théâtre, sur « une parole lancée du bout des lèvres ».
Changer l’image des actrices
Sarah Bernhardt n’accueille pas avec joie ce projet d’entrer au Conservatoire, et cela tient à l’image qu’elle a des actrices. Comme elle l’explique à sa mère, les actrices, « c’est Rachel ». Et Rachel, c’est une femme « qui [fait] un métier qui la [tue] » selon la sœur Sainte-Appoline du couvent de Grand-Champs et à laquelle « une petite fille […] avait tiré la langue ». Or pour Sarah Bernhardt, hors de question qu’on lui tire la langue quand elle sera « une dame ».
Le choix de ce terme pour marquer le passage de l’adolescence à l’âge adulte fait sens : il ne s’agit pas pour elle de devenir simplement une « femme » (être de sexe féminin adulte) mais bien une « dame » (femme des classes sociales supérieures, donc respectée). Dans cet emploi de « dame » se loge, par omission et par contraste, tout ce que ne sont pas, aux yeux du plus grand nombre, les actrices.
Pourtant, ces actrices, Sarah Bernhardt va considérablement en changer l’image. Avec un plaisir évident, dans son autobiographie comme dans son art théâtral, elle bat en brèche l’idée d’une rivalité à mort entre celles-ci, affirmant tout le contraire. Au sujet de son succès inattendu le soir de la Cérémonie de retour à la Comédie française après sa tournée londonienne, elle note :
« Quelques artistes furent très contents, les femmes surtout, car il est une chose à remarquer dans notre art : les hommes jalousent les femmes beaucoup plus que les femmes ne se jalousent entre elles. »
Cette jalousie masculine, elle l’explique par l’idée que le théâtre serait un « art essentiellement féminin ». Un « féminin » qu’elle définit, en accord avec l’imaginaire collectif de l’époque, comme la maîtrise de la séduction :
« Farder sa figure, dissimuler ses vrais sentiments, chercher à plaire, vouloir attirer les regards, sont les travers qu’on reproche aux femmes et pour lesquels on montre une grande indulgence. »
Sarah Bernhardt transforme ces défauts prêtés aux femmes en atout maître puisqu’il assure leur suprématie au théâtre, « seul art où les femmes peuvent parfois être supérieures aux hommes ». Pour elle, les peintresses (comme Madeleine Lemaire, Rosa Bonheur, Louise Abbéma), compositrices (comme Augusta Holmès et Cécile Chaminade et poétesses (comme Mme Desbordes-Valmore, Louise Ackermann, Anna de Noailles, Lucie Delarue-Mardrus) de son époque, pourtant connues et reconnues, sont encore loin d’égaler leurs homologues masculins.
Au contraire, au théâtre, les noms de Mlle Duclos, Adrienne Lecouvreur, Mlle Clairon, Mlle de Champmeslé, Mlle Georges, Mlle Mars, Rachel ne se voient opposer que ceux de Baron, Talma et Mounet-Sully. Que l’on adhère à ce point de vue ou qu’on le récuse, Sarah Bernhardt tient à redorer l’image des actrices, qui sont pour elle les artistes féminines les plus accomplies.
Poursuivant cette logique, elle s’attache à démentir la légende noire d’une compétition acharnée entre Sophie Croizette et elle, la décrivant comme fabriquée de toutes pièces par l’extérieur : « La guerre était déclarée, non pas entre Sophie et moi, mais entre nos admirateurs et détracteurs respectifs ». À elle cependant les admirateurs les plus sympathiques : « tous les artistes, les étudiants, les mourants et les ratés », à Sophie Croizette, « tous les banquiers et tous les congestionnés ». Il faut dire qu’elle n’avait pas, contrairement à son amie, le physique d’une actrice, tel qu’il était alors perçu, c’est-à-dire tout en courbes et rondeurs.
Un « manque de féminité » mis à profit
En effet, ses « cheveux de négresse blonde », tels que les qualifia le coiffeur qui les lui massacra le jour du concours de tragédie du Conservatoire, et surtout sa maigreur d’« os brûlé », selon le mot d’une spectatrice un soir de représentation de Mademoiselle de Belle-Isle – un drame d’Alexandre Dumas joué par Sarah Bernhardt en 1872, lui valent de nombreux reproches et caricatures : à peine est-elle arrivée en Amérique pour sa tournée triomphale, qu’elle est aussitôt croquée en « squelette coiffé d’une perruque frisée » par un jeune dessinateur.
Elle évoque tant de fois au cours de son autobiographie cette maigreur dont elle a d’abord souffert et qui « alimentait les faiseurs de chansons rosses et les albums de caricaturistes », que celle-ci finit par devenir le signe physique de son exception, s’imposant a posteriori comme un avantage.
Car c’est ce physique atypique qui la révèle, en lui offrant la possibilité d’endosser des rôles particuliers : ceux de personnages masculins. Non qu’elle soit la première femme à jouer des hommes, d’autant qu’à l’opéra, pour certains personnages confiés à des mezzo-sopranos, la pratique des rôles en « travesti » était courante comme pour Chérubin dans Les Noces de Figaro de Mozart – que Sarah Bernhardt interpréta dans la pièce de Beaumarchais en 1872. Mais c’est avec le rôle du troubadour Zanetto dans Le Passant de François Coppée (créé trois ans plus tôt au théâtre de l’Odéon), qu’elle rencontre son premier vrai succès.
Ces rôles masculins, Pierrot en 1883 dans Pierrot assassin de Jean Richepin, Hamlet en 1886 et en 1899 dans la pièce de Shakespeare, Lorenzaccio en 1896 dans la pièce de Musset, le duc de Reichstadt dans L’Aiglon d’Edmond Rostand en 1900 ou encore Pelléas en 1905 dans Pelléas et Mélisande de Maeterlinck, marquent son public et sont pour elle l’occasion d’explorer une nouvelle palette de sentiments dont elle se délecte.
Elle consacre à cette question un chapitre dans son Art du théâtre, expliquant son amour pour le personnage d’Hamlet :
« Il n’est pas de caractère féminin qui n’ait ouvert un champ aussi large pour les recherches des sensations et des douleurs humaines que ne l’a fait celui d’Hamlet. […] Je puis dire que j’ai eu la chance rare, et je crois unique, de jouer trois Hamlet : le noir Hamlet de Shakespeare, l’Hamlet blanc de Rostand, l’Aiglon, et l’Hamlet florentin d’Alfred de Musset, Lorenzaccio ».
Mais elle précise aussitôt les conditions impératives pour qu’une femme s’empare d’un rôle masculin :
« Une femme ne peut interpréter un rôle d’homme que lorsque celui-ci est un cerveau dans un corps débile. Une femme ne pourrait pas jouer Napoléon, Don Juan ou Roméo. Méphisto… oui, parce que c’est en vérité un ange déchu, l’esprit malin qui accompagne Faust ».
Le rôle de Méphisto constitue un tournant dans sa réflexion car il s’agit d’un « ange », être insexué, d’un « esprit », être asexué. Or justement, elle considère que des rôles masculins comme ceux des « trois Hamlet » sont en réalité des rôles insexués : « il faut que l’artiste [qui voudrait jouer ces rôles] soit dépouillé de virilité » car Hamlet est « un fantôme amalgamé des atomes de la vie et des déchéances qui conduisent à la mort ». Et de conclure
« que ces rôles gagneront toujours à être joués par des femmes intellectuelles qui seules peuvent leur conserver leur caractère d’êtres insexués, et leur parfum de mystère ».
Certes Sarah Bernhardt semble oublier que toutes les actrices n’ont pas son physique singulier, ni féminin, ni masculin, sorte de troisième genre sans sexe (et non d’androgyne, qui réunit traits féminins et masculins) mais c’est une façon de conclure à son avantage : Sarah Bernhardt impose son genre.
Cette réflexion sur les rôles masculins découle d’une comparaison entre héroïnes cornéliennes (qualifiées de « raisonneuses hystériques ») et héroïnes raciniennes, qui se solde au profit de ces dernières. Selon Sarah Bernhardt, seules les héroïnes raciniennes (dont Phèdre est pour elle l’emblème, unique rôle féminin à égaler celui d’Hamlet) sont réellement « féminine[s] » car elles tentent jusqu’au bout de dissimuler ce qu’elles ressentent véritablement, ne faisant éclater le corset social qu’en désespoir de cause.
À sa façon donc, en discutant de la vraisemblance et de l’intérêt des rôles féminins, Sarah Bernhardt rejette des clichés liés à une pseudo-nature féminine (non, les femmes ne sont ni des furies, ni des hystériques) pour considérer un fait historique et social (la nécessité pour elles de dissimuler leur for intérieur) qui lui apparaît comme déterminant pour la construction des caractères féminins, réels comme fictifs.
Cette nécessité de dissimuler va de pair pour Sarah Bernhardt avec l’aptitude des femmes à l’assimilation, comme elle l’explique dans son Art du théâtre : « On peut faire en quelques années une adorable duchesse d’un trottin parisien. On ne pourra jamais faire un duc d’un maraud ou d’un bourgeois ».
Ce faisant, elle remarque aussi combien il est difficile de s’émanciper de l’imaginaire collectif qui détermine une image générale de « la » femme, des images particulières de « types » de femmes mais aussi des images intemporelles de l’héroïsme féminin.
La création d’un héroïsme à soi
C’est un premier prix manqué lors du concours de comédie du Conservatoire qui semble à l’origine de sa réflexion sur la difficulté, en tant qu’actrice, de (re)créer des personnages féminins. Alors que le premier prix de comédie est remis à son amie Marie Lloyd, Sarah Bernhardt ne reçoit que le second. Mais pour elle, les dés étaient pipés :
« C’était un prix de beauté que l’on avait décerné à Marie Lloyd ! […] [M]algré […] l’impersonnalité de son jeu, elle avait remporté les suffrages : parce qu’elle était la personnification de Célimène […]. Elle avait réalisé, pour chacun, l’idéal rêvé par Molière. »
Par cette anecdote, Sarah Bernhardt signale combien nombre de personnages de fiction ont une image préétablie et combien il est difficile, voire vain dans certains cas, de vouloir leur en substituer une autre, en accord avec son physique et son caractère propres. Certes, à elle aussi apparaît d’abord, comme à tout lecteur, une « vision matérialisée » du personnage mais elle effectue ensuite un travail pour essayer de le percevoir tel que l’a conçu l’auteur, quitte à aller contre l’image, parfois ancienne, que le public en a.
Elle concède toutefois qu’il lui semble impossible de détruire le « côté légendaire » d’un personnage devenu mythique, quand bien même les travaux des historiens en ont rétabli la vérité. Elle énumère en guise d’exemples aussi bien des personnages masculins que féminins mais s’arrête sur le cas de Jeanne d’Arc (qu’elle a jouée en 1890 dans la pièce de Jules Barbier et en 1909 dans celle d’Émile Moreau) :
« Nous ne voulons pas que Jeanne d’Arc soit la fruste et gaillarde paysanne repoussant violemment le soudard qui veut badiner, enfourchant comme un homme le large percheron, riant volontiers des gaudrioles des soldats, et, soumise aux promiscuités impudiques de son époque encore barbare […]. Elle reste, dans la légende, un être frêle, conduit par une âme divine. Son bras de jeune fille qui tient le lourd étendard est soutenu par un ange invisible ».
En analysant l’image publique de Jeanne d’Arc, Sarah Bernhardt approche la question de l’héroïsme féminin et remarque combien il est indissociable d’une apparence physique éthérée, de gestes élégants, d’une pureté corporelle qui s’apparie mal avec la réalité. Il y a là un frein à son goût pour le réalisme contre lequel elle renonce à lutter.
La prise de rôle d’un personnage féminin se complique encore lorsqu’on y ajoute les visages réels qui y ont été associés au fil des siècles. Et, si l’on adopte le credo de Sarah Bernhardt selon lequel, au théâtre, les noms des actrices se gravent plus aisément dans les mémoires que ceux des acteurs, alors le défi de reprendre un rôle dans lequel une actrice s’est illustrée n’en est que plus grand.
Ainsi du rôle de Phèdre qui fut pour elle une épreuve car Rachel – son aînée d’une vingtaine d’années – avait imposé ses traits à cette héroïne en 1843 et son souvenir était encore vif lorsqu’elle-même en obtint le rôle trente-et-un an plus tard, sachant pertinemment que les comparaisons ne manqueraient pas.
Pourtant, cette fois-là, Sarah Bernhardt triomphe et ne mentionne dans son autobiographie qu’un seul article défavorable, celui de Paul de Saint-Victor, dont elle précise qu’il était « lié avec une sœur de Rachel », façon bien sûr de souligner la partialité du critique.
De même, en 1880, lorsqu’elle joue le rôle d’Adrienne Lecouvreur (s’affrontant déjà à une première image d’actrice !) dans la pièce (portant son nom) que lui consacrent Ernest Legouvé et Eugène Scribe à Londres, c’est encore à Rachel – qui avait créé le rôle en 1849 – qu’elle est comparée par le critique du Figaro, Auguste Vitu, « regrettant [qu’elle n’eût] pas suivi les traditions de Rachel » mais admirant aussi chez elle, dans l’acte V, « une puissance dramatique […] une vérité d’accents qui ne sauraient être surpassées » et « une science de composition qu’elle n’avait jamais révélée jusque-là ».
À ces comparaisons, Sarah Bernhardt oppose chaque fois la même objection : elle n’a jamais vu Rachel jouer ces rôles, ce qui, malgré la notoriété de celle-ci, lui laissait une nécessaire liberté de création.
La réputation d’une prédécesseuse, lorsqu’elle est plus lointaine, peut cependant également être source d’inspiration. Pour le rôle de Phèdre par exemple, Sarah Bernhardt confie s’être appuyée sur la renommée de Mlle de Champmeslé (1642-1698), se souvenant « qu’elle était au dire des historiens, une créature de beauté et de grâce, et non une forcenée », ce qui confortait son interprétation de Phèdre comme étant « la plus touchante, la plus pure, la plus douloureuse victime de l’amour ».
Toutes ces réflexions sur la création des personnages féminins se révèlent avoir nourri, comme autant d’ébauches, la pensée de Sarah Bernhardt quant à la création de sa propre « personnalité ». Elle semble en effet avoir conjugué étude des rôles qui lui étaient confiés et introspection, construction de soi.
Très tôt au cours de son autobiographie, elle fait part d’un désir d’affirmation de soi et de rayonnement auprès des autres qu’elle aurait éprouvé dès l’enfance et dont la première réalisation remonte au temps du couvent de Grand-Champs : « Enfin, j’étais devenue une personnalité, et cela suffisait à mon orgueil d’enfant », écrit-elle.
La création d’une personnalité
Ce mot de « personnalité » est un terme important pour elle, qui en use à plusieurs reprises au cours de son récit : conformément à ses deux sens principaux, il définit à la fois ce qu’elle est déjà – une individualité forte qui se démarque des autres – et ce qu’elle veut être – une personne importante.
Elle l’emploie ainsi souvent dans ce double sens, comme lorsqu’elle attend, inquiète et cependant sûre d’elle, qu’on lui attribue une « part » (et non un « rôle », pièce religieuse oblige) dans la pièce Tobie recouvrant la vue que les élèves du couvent doivent jouer à l’occasion de la visite de l’archevêque de Paris, Monseigneur Sibour.
Mais cette double acception du mot est plus clairement exprimée encore après son premier succès public et social, à savoir sa réussite au concours d’entrée du Conservatoire : « Je sentais le besoin de me créer une personnalité. Ce fut le premier éveil de ma volonté. Être quelqu’un, je voulus cela ».
De fait, le titre de son autobiographie, Ma Double vie, ne fait pas uniquement référence à cette vie partagée entre la scène et la ville dont elle décrit en détail le mécanisme lors d’une représentation de Mademoiselle de Belle-Isle.
Il fait aussi écho à la guerre qui a souvent opposé ses deux « moi », comme lorsqu’elle attend, fébrile, le résultat du concours de comédie du Conservatoire :
« Il se livrait dans mon frêle cerveau de jeune fille le combat le plus fou, le plus illogique qu’on puisse rêver. Je me sentais toutes les vocations vers le couvent, dans ma détresse de mon prix manqué ; et toutes les vocations pour le théâtre, dans l’espoir du prix à conquérir ».
Mais ces deux « moi » se réconcilient dans l’ambition puisqu’il ne s’agit rien de moins que de devenir dans un cas « la mère Présidente du couvent de Grand-Champs » et dans l’autre, « la première, la plus célèbre, la plus enviée » des actrices.
Si le dilemme intérieur est assez vite tranché – elle sera actrice –, cette vie aux identités multiples qu’elle embrasse ne se cantonne pas aux planches : à la ville aussi Sarah Bernhardt multiplie les rôles. Et c’est sur ce kaléidoscope identitaire, autant que sur son talent, qu’elle bâtit sa célébrité : Sarah Bernhardt infirmière et patriote – transformant l’Odéon en ambulance lors de la guerre de Prusse, soutenant le moral des soldats de 1914 –, Sarah Bernhardt aventurière – voyage en ballon, descente dans la crevasse de l’« Enfer du Plogoff », tournée dans la sauvage Amérique –, Sarah Bernhardt sculptrice, Sarah Bernhardt peintresse, Sarah Bernhardt goule dormant dans un cercueil, etc.
L’actrice défraie la chronique, même si elle se défend de le faire sciemment, ne prétendant qu’à vivre librement et selon sa fantaisie. Son impresario américain, Edward Jarrett est, lui, bien décidé à tirer parti de l’aura et du nom de Sarah Bernhardt qu’il vend, autant dans le monde du spectacle que dans celui de la publicité.
Revers de la médaille, l’actrice sent plusieurs fois son image lui échapper, se fait parfois piéger, comme lors de l’épisode de la baleine de Boston où un certain Henry Smith, propriétaire de bateaux de pêche, l’entraîne presque de force sur le dos du cétacé mourant dont il lui fait arracher un fanon pour ensuite en tirer une affiche et des réclames publicitaires, faisant de l’animal moribond (voire déjà mort !) une juteuse attraction touristique.
Sarah Bernhardt est si coutumière de ces jeux autour de ses différents « moi » que même dans son autobiographie, elle ne livre d’elle que des morceaux choisis. D’un côté, elle veille à attester précautionneusement de la véracité de son récit (parfois dans une perspective apologétique), prenant soin de citer à l’appui, comme autant de preuves, la « quantité de documents » conservés « précieusement » par Mme Guérard ou les « petits cahiers » dans lesquels son secrétaire avait « ordre de découper, et de coller […], tout ce qui s’écrivait en mal ou en bien » sur elle.
De l’autre, elle se réserve le droit à l’omission (au mensonge par omission diraient certains), ne révélant que peu de choses de son intimité :
« Mais je veux mettre de côté dans ces Mémoires tout ce qui touche à l’intimité directe de ma vie. Il y a un “moi” familial qui vit une autre vie, et dont les sensations, les joies et les chagrins naissent et s’éteignent pour un tout petit groupe de cœurs. »
Certes, Sarah Bernhardt narre « l’histoire de sa personnalité » mais telle qu’elle l’a inventée et sculptée et telle qu’elle souhaite la donner à voir : sphinx et chimère, à l’image de cet encrier qu’elle avait façonné à son effigie et dans lequel elle semble avoir trempé sa plume et dilué ses mystères.< !—> http://theconversation.com/republishing-guidelines —>
Ambre-Aurélie Cordet, ATER - Docteure en Littératures comparées, Université Gustave Eiffel
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