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« La Petite Sirène » : d’Andersen à Disney, la véritable histoire derrière le conte
jeudi 8 juin 2023, par
« La Petite Sirène » : d’Andersen à Disney, la véritable histoire derrière le conte
Michelle Smith, Monash University
La nouvelle adaptation en prises de vues réelles de La Petite Sirène a suscité des réactions négatives surprenantes. La bande-annonce du film, qui sort sur grand écran ce mercredi 24 mai 2023, a fait l’objet de millions de « dislikes » sur YouTube du fait, apparemment, que la sirène était interprétée par Halle Bailey, une actrice noire.
Le dessin animé de Walt Disney, sorti en 1989, dont s’inspire le nouveau film, mettait en scène une sirène rousse prénommée Ariel, et un crabe chanteur à l’accent jamaïcain. La grande majorité des critiques récentes soutiennent qu’un personnage de sirène noire ne respecterait pas l’intention du conte de fées original.
Or les contes de fées ont toujours été réadaptés au gré des époques. Le film de Disney en 1989 était déjà radicalement différent de l’œuvre de Hans Christian Andersen, un écrivain un peu en marge de la société, bisexuel, et incapable d’exprimer ses désirs. Loin d’être la romance chère aux fans de Disney, sa Petite Sirène est en fait le récit d’un amour torturé et non partagé, écrit au moment où l’homme dont il était épris se mariait.
Cendrillon, de l’Asie à l’Europe
L’indignation suscitée par les contes de fées qui jouent avec les codes ethniques et culturels est injustifiée. La plupart des cultures regorgent de variantes de contes populaires, que l’on retrouve dans tous les pays du monde. La façon dont on les raconte a évolué, elle aussi. Initialement transmis de façon orale, ils ont fait l’objet de versions littéraires, dès le XVIIe siècle, cinématographiques ou télévisuelles et de jeux, à partir du XXe siècle.
C’est précisément grâce à ces adaptations constantes à de nouveaux publics et standards culturels que les contes de fées ont perduré.
Ainsi, la première version connue de Cendrillon, Yeh-Hsien est chinoise. Elle a été publiée vers 850, alors que celle de Charles Perrault, dont se sont inspirées la plupart des adaptations que l’on connaît aujourd’hui, date de 1697. Et ce n’est pas sa marraine mais des arêtes de poisson qui vont exaucer les vœux de Yeh-Hsien. Si les contes de fées ne devaient « appartenir » qu’à la première culture dont ils sont issus, la logique voudrait que Cendrillon soit chinoise.
La souffrance de la Petite Sirène
Les adaptations animées de Walt Disney, à commencer par Blanche-Neige, en 1937, ont fini par constituer le prisme culturel à travers lequel nous appréhendons les contes de fées. C’est une des raisons pour lesquelles nous n’avons plus conscience des diverses origines et traditions qui les entourent. Et ces films, destinés à un public familial, sont une version aseptisée de contes souvent bien plus effroyables et dérangeants.
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Contrairement aux films de Walt Disney, La Petite Sirène d’Andersen est l’histoire tragique d’une souffrance et d’un sacrifice extrême. P.L. Travers, l’autrice de Mary Poppins, a écrit qu’elle n’aimait pas la lente agonie de la sirène et trouvait les « tortures déguisées en piété » d’Andersen « démoralisantes ».
Les contes d’Andersen sont essentiellement peuplés de personnages petits et délicats qui éveillent notre sympathie, que leur fragilité soit due à la pauvreté et au manque de soins, comme la « Petite Fille aux allumettes » ou à leur difficulté à se déplacer, telle « La Petite Poucette » qu’il faut transporter d’un endroit à un autre. La Petite Sirène, elle, a l’impression qu’on lui enfonce des lames dans les pieds à chaque pas.
La Petite Sirène est également un excellent exemple de l’accent mis par Andersen sur le sacrifice et la souffrance des femmes. Elle se fait couper la langue par la sorcière de la mer, qui la réduit ainsi au silence. Elle n’en conserve pas moins sa délicate féminité, et une « démarche légère et gracieuse » sur des jambes durement gagnées au prix d’une douleur aiguë.
La sirène sauve le prince à deux reprises. Elle risque tout d’abord sa vie pour lui porter secours lors d’un naufrage. Le conte de fées d’Andersen n’est cependant pas une histoire d’amour puisque le prince n’éprouve rien envers la sirène. Bien qu’impressionné par son dévouement, il la considère comme une enfant, ou un animal. Il l’autorise même à « dormir sur un coussin de velours à sa porte ».
Mais le plus grand acte d’abnégation de la Petite Sirène consiste à voir le prince en épouser une autre et tenir la traîne de la mariée tout en ne pensant « qu’à sa mort prochaine et à tout ce qu’elle avait perdu en ce monde ».
La sorcière de la mer lui avait promis qu’en réussissant à se faire aimer du prince, son âme deviendrait immortelle. Dans le cas contraire, elle mourrait, le cœur brisé, au lendemain du mariage de celui-ci avec une autre, et il ne resterait d’elle qu’un peu d’écume sur la cime des vagues. Au moment où il lui faut tuer le prince pour rejoindre sa famille et reprendre sa forme de sirène, elle préfère se sacrifier.
Des échos de la vie d’Andersen
La triste vie d’Andersen a inévitablement influencé l’histoire de ses personnages opprimés et pitoyables. Celle de la Petite Sirène est intimement liée au propre sentiment d’isolement et de rejet de l’auteur.
Andersen était un marginal qui ne s’est jamais marié, et qui n’a peut-être jamais eu de relation sexuelle. S’étant toutefois épris aussi bien d’hommes que de femmes, il serait aujourd’hui considéré comme bisexuel. Son incapacité à exprimer ses désirs venait d’une suite de problèmes psychologiques complexes.
Andersen éprouvait un amour à sens unique pour l’un de ses amis, Edvard Collin. Sa biographe Jackie Wullschläger note que La Petite Sirène a été écrite au plus fort de sa vaine obsession pour Edvard Collin. Lors du mariage de ce dernier en août 1836, Andersen préféra éviter de s’y rendre et resta sur l’île danoise de Funen où il poursuivit l’écriture de La Petite Sirène. Il est probable qu’Andersen le bisexuel s’identifiait à la Petite Sirène, qui n’estimait pas faire partie de l’humanité.
Andersen a écrit qu’il avait sciemment évité le principe d’autres récits de sirènes, tel « Ondine », écrit en 1811 par Friedrich de la Motte Fouqué, selon lequel l’amour humain permet d’acquérir une âme :
« Ça n’a aucun sens ! […] Je ne cautionnerai jamais ce genre de chose. J’ai laissé ma sirène suivre un chemin plus naturel, plus divin. »
Les contes d’Andersen mettent fréquemment en avant son éthique chrétienne. Le chemin vers le salut à travers Dieu qu’il trace présuppose une acceptation joyeuse de la douleur, la souffrance et l’humiliation. Maria Tatar souligne que ses personnages accueillent la mort « avec joie ». Ils « se reprochent leurs péchés et prônent la piété, l’humilité, la passivité et toute une série d’autres “vertus” visant à promouvoir une attitude soumise ».
La plupart des personnages d’Andersen sont féminins. Au XIXe siècle, les contes de fées tels que ceux des frères Grimm cherchaient en général à cibler le comportement et la moralité des filles. En ce qui concerne la Petite Sirène, le sort qui lui est réservé tout au long du récit peut être interprété comme une punition qui lui est infligée pour avoir ressenti une curiosité sexuelle à l’égard du prince. C’est aussi une façon de la mettre en garde contre toute velléité de quitter le monde marin auquel elle appartient.
À la fin du conte d’Andersen, la petite sirène est transformée en écume puis en « fille de l’air » susceptible d’obtenir une âme après trois siècles de compassion et d’abnégation. La fonction d’éducation morale qui y est attachée ne fait ici aucun doute. Les jeunes lecteurs sont informés que leurs bonnes actions réduiront d’un an le temps d’attente de la Petite Sirène (et des autres filles de l’air), tandis que les mauvaises l’allongeront.
Des contes qui évoluent
Le dessin animé La Petite Sirène de Walt Disney s’écarte radicalement du conte de fées d’Andersen. Parmi ces changements, certains reflètent l’évolution des mentalités quant au but des histoires pour enfants. Les personnages enfantins effectuant de terribles sacrifices et connaissant une fin malheureuse y sont désormais rares.
La transformation par Disney d’un récit de salut et de dévotion religieuse en simple histoire d’amour n’est qu’un exemple de la façon dont les contes de fées s’adaptent à de nouveaux contextes. La nouvelle adaptation en prises de vues réelles, avec Halle Bailey, qui cherche à donner aux enfants des minorités ethniques le sentiment qu’ils sont représentés dans les contes de fées, n’est qu’une nouvelle version de l’histoire.
Cette volonté de diversifier les adaptations de contes de fées s’appuie sur le côté queer de la Petite Sirène. On y voit le parallèle avec la bisexualité d’Andersen et l’expérience des individus transgenres. Notons, à ce propos, que la plus importante organisation britannique de soutien aux jeunes transgenres, non binaires et de genre divers s’appelle Mermaids (« Sirènes »).
Rien d’étonnant à ce que des personnes de tous horizons soient séduites par l’histoire d’une sirène qui ne trouve pas sa place dans le monde des humains, auquel elle souhaite désespérément appartenir, qu’il s’agisse d’un célèbre écrivain danois du XIXe siècle ou d’une jeune Afro-Américaine d’aujourd’hui.
Traduit de l’anglais par Catherine Biros pour Fast ForWord.< !—> http://theconversation.com/republishing-guidelines —>
Michelle Smith, Associate Professor in Literary Studies, Monash University
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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