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La garçonne des années 1920, une figure ambivalente
vendredi 21 octobre 2022, par
Christine Bard, Université d’Angers
À l’heure de la mode unisexe et des identités fluides, la figure de la garçonne nous donne à penser sur les transgressions de genre et les paniques morales qu’elles provoquent.
La garçonne est à la fois une mode – le look années 1920 – et une figure mythique – la jeune femme moderne et affranchie sexuellement – prise dans un autre mythe, celui des Années folles. Inventé par Joris-Karl Huysmans, écrivain et critique d’art, le terme évoque à la fois la « garce », la féminisation inédite et oxymorique de « garçon » et la « garçonnière ». Sa popularité vient du roman éponyme de Victor Margueritte publié il y a cent ans, en 1922. La garçonne, dans la France d’après-guerre, naît sous le signe du scandale. L’auteur est notamment radié de la Légion d’honneur, à la suite de plaintes venant des milieux conservateurs, catholiques et natalistes agissant au nom de la défense de la morale publique.
Puis les journaux, les livres, les films, les caricatures, les pamphlets vont faire de cette garçonne une figure-repoussoir, responsable du désordre des mœurs. C’est un mythe qui s’ancre à Paris, lieu à la fois fascinant et effrayant, où la charge sexuelle est très forte, mais qui est aussi présent dans d’autres grandes villes comme Berlin, Londres et New York, Le Caire ou encore Tokyo. Le mot, bien que difficile à traduire, s’exporte bien. En Allemagne, dans les années 1920, une revue lesbienne porte ce nom. Et en Roumanie, les salons de coiffure adoptent la coupe « à la garçonne » en français. C’est la première fois que les femmes portent les cheveux courts : une révolution.
Emancipation corporelle et sexuelle
La garçonne qualifie une allure un peu garçonnière. La presse de mode de nos jours emploie encore régulièrement ce terme délicieusement rétro et très évocateur. Dès les années 1920, la garçonne apparaît paradoxale et multiple.
Le terme peut désigner simplement une femme à la mode. Une mode qui est révolutionnée par Paul Poiret, Chanel, parmi d’autres. Porter la petite robe noire qui découvre bras et jambes, avec un long sautoir en perles et un chapeau cloche, c’est déjà être une garçonne. Mais il y a aussi la garçonne plus androgyne ou masculine, aux cheveux gominés, qui porte le costume d’homme et fume en public. Sans oublier les sportives, de plus en plus nombreuses, adeptes du short et du pantalon.
La garçonne incarne une émancipation corporelle et sexuelle. Elle ne se soumet plus aux contraintes et rejette le corset, symbole des entraves qui caractérisent les apparences féminines. Son corps est androgyne, mince, filiforme. La poitrine est effacée : bandée, aplatie par les robes à taille basse, voire éradiquée par le bistouri. C’est une rupture esthétique considérable, que l’on interprète comme un refus des rondeurs maternelles. Dans l’imaginaire collectif, nourri par le roman de Victor Margueritte, la garçonne est bisexuelle, nymphomane et rejette la maternité. Elle ne respecte plus l’ordre des sexes. Elle ignore l’ordre des races. Elle ne reconnaît pas non plus les frontières entre les classes : sous le chapeau cloche, la bourgeoise et la crémière se ressemblent.
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Il s’agit bien d’un mythe même si, dans la vraie vie, des femmes réelles ont pu inspirer telle ou telle facette de cette figure : Chanel, Mireille Havet, Joséphine Baker, Marthe Hanau, Violette Morris… Mais, dans la vraie vie, les femmes des années 1920 n’ont ni le droit de vote, ni le droit de porter le pantalon. Et la France, avec une majorité bleu-horizon à la Chambre des députés, accroît la répression de l’avortement tout en interdisant les discours attentatoires à la natalité.
Un sujet piège pour les féministes
Pourtant, les transgressions accomplies par la garçonne construisent la modernité. Cela passe par une rupture jugée violente, à l’époque, avec les traditions. C’est ce que l’on peut dire avec le recul du temps et nos mots à nous. Mais il faut se méfier de l’anachronisme. Et donc comprendre comment le phénomène a été perçu à l’époque. Cette exploration historique nous réserve quelques surprises. Par exemple sur le positionnement des féministes. La réforme vestimentaire n’a jamais été leur priorité. En 1922, le Sénat rejette le suffrage des femmes. Et puis la plupart des féministes veulent l’égalité tout en cultivant la différence des genres, qui passe aussi par les apparences.
Tous les changements vestimentaires des femmes étant perçus comme les étapes d’une masculinisation fatale, les féministes craignent une indifférenciation des sexes, qui leur est justement déjà reprochée par les antiféministes. C’est donc pour elles un sujet piège. D’autant plus qu’elles se méfient d’une mode qui dévoile le corps. La féministe Madeleine Vernet parle même « d’incitation au viol » à propos des bas couleur chair appréciés des garçonnes. Les féministes veulent « une seule morale pour les deux sexes », mais en alignant la morale sexuelle des hommes sur celle des femmes, et non l’inverse.
De son côté, Colette estime que la garçonne crée une nouvelle norme. La garçonne est, certes, libérée du corset, mais elle doit avoir un corps de jeune adolescent, et donc se bander les seins, faire des régimes, se mettre au sport… Cette pression des nouveaux diktats de la mode et cette exigence d’androgynie qui déplaisent à l’écrivaine. Elle avait pourtant coupé ses cheveux dès 1902 et était experte en libération des mœurs…
Autre trouble : la dimension homosexuelle de la garçonne. Les années 1920 représentent un moment de visibilité important dans l’histoire de l’homosexualité féminine. La lesbienne masculine est en quelque sorte une « garçonne accomplie », avec des cheveux très courts, et parfois un pantalon. Garçonne est un euphémisme pour dire le lesbianisme, lequel est toujours considéré comme une déviance contre-nature, mais aussi comme une pathologie sociale liée au désir d’indépendance des femmes. Les garçonnes bisexuelles et homosexuelles sont très présentes sur la scène du Paris nocturne et hédoniste. Le sport, avec la célèbre figure de Violette Morris, diffuse également des images de garçonnes.
C’est certainement avec les stars androgynes du cinéma au tournant des années vingt et trente, avec Marlène Dietrich, Greta Garbo et Louise Brooks, que l’androgynie gagne en légitimité esthétique. Ces actrices attirantes, mystérieuses et un peu dominatrices séduisent les hommes et les femmes. Elles créent du « trouble dans le genre », pour reprendre l’expression de Judith Butler. Ce qui prend, évidemment, une tournure politique.
Un mythe qui penche à droite
Aussi peut-on se demander si « la garçonne » est un mythe de gauche ou droite. À première vue, c’est un peu embrouillé. Le « père » de la « garçonne », Victor Margueritte, est en 1922 un homme de gauche qui défend le droit des femmes à disposer de leur corps.
De quoi ancrer ce mythe à gauche ? Pas vraiment. Les forces de gauche condamnent l’immoralité du roman, jugé pornographique. L’héroïne a lu Du mariage de Léon Blum. C’est embarrassant… Si le début du roman semble valoriser l’émancipation sexuelle des femmes – l’héroïne est bisexuelle, fréquente des prostituées, multiplie les amants, se drogue –, sa fin consacre un retour absolu à la norme puisque Monique se laisser pousser les cheveux, se marie, et deviendra mère dans la suite du roman.
La Garçonne envoie donc, politiquement, des messages contradictoires. De plus, même si son auteur prend la pose de l’écrivain social attaché à l’émancipation humaine, son roman se rattache à un imaginaire croisant l’homophobie, le racisme et l’antisémitisme.
La garçonne obsède les conservateurs : la dénigrer, c’est une façon d’activer un autre mythe, celui de l’éternel féminin, tout en douceur maternelle et en soumission. Des écrivains comme Paul Morand ou Maurice Sachs décrivent alors une société qui a perdu ses repères, menacée de toutes parts. Dans ce chaos, la garçonne joue sa partition. Incarnation de la masculinisation des femmes, elle est accusée de déviriliser les hommes. Les discours anti-garçonne dépeignent une société en perdition à cause de « l’inversion des sexes » et de la « prolifération de l’homosexualité » ; ils fabriquent un contre-modèle dont on a un bon exemple dans la série des Brigitte, de Berthe Bernage. Créer des peurs pour réclamer le retour à l’ordre : le procédé ne date pas d’aujourd’hui. Son efficacité a de quoi nous faire réfléchir.
Derrière ces peurs déclinistes, en partie nourries par des traumatismes de la guerre, on retrouve avant tout l’opposition à l’émancipation des femmes et la défense d’un modèle de société patriarcale. Dans les années 1920 comme aujourd’hui, ce qui est en jeu mêle sexe et race, par exemple dans ce qu’il est convenu d’appeler les inquiétudes démographiques.
Pendant que Madame ne veut pas d’enfant (titre d’un roman à succès de Clément Vautel paru en 1924), l’immigration « explose »… Il est intéressant de décortiquer les fake news de l’époque, comme les rumeurs prétendant que les cheveux courts provoquent la calvitie ou, à l’inverse, activent la pilosité faciale. Il est nécessaire d’aller au-delà d’une image de la garçonne, héroïne positive lissée par la mode et pacifiée par le temps, pour montrer ce qu’a d’explosif cette figure créée pour le meilleur et pour le pire. Créée, aussi, pour être détruite, dans un geste d’exorcisme. Un avertissement pour le temps présent.
Christine Bard a publié « Les garçonnes. Modes et fantasmes des Années folles », Paris, Autrement, 2021.
À l’occasion du centenaire du roman de Victor Margueritte, elle coorganise avec Marine Chaleroux et Bruna Holderbaum le colloque « Itinéraires de La Garçonne » les 16-17 septembre 2022 à l’Université d’Angers, colloquelagarconne@gmail.com.https://theconversation.com/republishing-guidelines —>
Christine Bard, Professeure d’histoire contemporaine , Université d’Angers
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.