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« L’envers des mots » : Essentialiser
vendredi 28 avril 2023, par
Erick Cakpo, Université de Lorraine
Dire que « les femmes sont bavardes », que « les Africains ont le rythme dans la peau » ou que « les Français sont malpolis », ne relève pas seulement du stéréotype, c’est-à-dire de l’opinion toute faite sur un individu ou sur un groupe, il s’agit aussi d’une forme d’essentialisation.
Ce terme est apparu ces dernières années avec les débats relatifs aux identités et on l’utilise surtout lorsqu’on parle de genres, de sexes, de religions ou de races. « Essentialiser », dans son acception la plus courante, c’est réduire l’identité d’un individu à des caractères moraux, psychologiques ou comportementaux prétendument innés. Ces caractères seraient transmis de génération en génération au sein d’un groupe humain auquel est supposé appartenir l’individu en question.
Le phénomène d’essentialisation est ainsi décrié en raison de sa tendance à enfermer chacun dans une identité étanche et immuable.
On ne peut en saisir le sens actuel sans recourir à son pendant « l’essentialisme », un concept philosophique, contraire du nominalisme et de l’existentialisme qui consiste, tour à tour, à croire que les idées existent en elles-mêmes, que l’essence précède l’existence, ou qu’un être est contenu dans sa définition.
Ainsi, « essentialiser » consiste à réduire une chose ou une personne à une seule de ses caractéristiques et à tenir cette caractéristique pour essentielle. Si ce mot prend une place importante dans le débat public au point qu’on s’en méfie, c’est que la pensée essentialiste peut générer des idéologies réductrices, discriminatoires, voire extrémistes.
Ainsi, dans le débat public, essentialiser tend à devenir péjoratif. Pourtant, paradoxalement, certains groupes susceptibles d’en être victimes vont jusqu’à le revendiquer. C’est le cas des mouvements féministes dits « essentialistes » (ou différentialistes) qui cherchent à prendre en considération les différences de genre dans leur lutte. Ils mettent en avant des qualités jugées spécifiques aux femmes afin de contrer la dévalorisation du féminin.
De même, dans les années 1980, la critique littéraire indienne Gayatri Chakravorty Spivak, connue pour ses travaux sur le postcolonialisme, a fait de l’essentialisation une stratégie, poussant les groupes minoritaires à s’« essentialiser » temporairement en adoptant les points de vue dans lesquels on les enferme. L’objectif : comprendre les fondements de la pensée essentialiste afin d’en démonter les rouages. Bien avant Spivak, c’est de cette stratégie que semble user Joséphine Baker en adoptant une démarche que l’on peut qualifier d’« auto-essentialisation » afin de correspondre à l’imaginaire colonial.
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Si le verbe « essentialiser » connaît aujourd’hui une fortune dans les milieux de lutte contre le racisme, le féminisme, l’homophobie, en France, la fin des années 2000 peut être identifiée comme un moment clé de son arrivée dans le débat public. Lors du débat politique promu sous la présidence de Nicolas Sarkozy sur l’identité française, on a vite compris que se lancer dans la définition de ce que François Rachline appelle « l’être français » portait le risque certain d’une essentialisation en raison du caractère complexe et composite de ce qui fait l’identité française.
En définitive, qu’elles soient individuelles ou collectives, les identités humaines se construisent sur de multiples critères : physiques, ethniques, sexuels, culturels, etc. Elles sont dynamiques, c’est-à-dire évoluent continuellement, en perpétuelle construction. C’est pour cette raison que les sciences sociales poussent à considérer la complexité du terme « identité » afin de ne pas facilement céder au chant des sirènes de l’essentialisation.
Cet article s’intègre dans la série « L’envers des mots », consacrée à la façon dont notre vocabulaire s’étoffe, s’adapte à mesure que des questions de société émergent et que de nouveaux défis s’imposent aux sciences et technologies. Des termes qu’on croyait déjà bien connaître s’enrichissent de significations inédites, des mots récemment créés entrent dans le dictionnaire. D’où viennent-ils ? En quoi nous permettent-ils de bien saisir les nuances d’un monde qui se transforme ?
De « validisme » à « silencier », de « bifurquer » à « dégenrer », nos chercheurs s’arrêtent sur ces néologismes pour nous aider à mieux les comprendre, et donc mieux participer au débat public.
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Erick Cakpo, Historien, chercheur, Université de Lorraine
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.